« S’inspirant notamment de la récente étude réalisée par Caballero, Farhi et Gourinchas, la revue The Economist a souligné deux points clés dans son article critiquant l’excédent allemand :

a) Les déséquilibres mondiaux ont de nouveau émergé au cours des dernières années (bien que cela soit plus évident en faisant la somme des excédents des pays excédentaires qu’en faisant la somme des déficits des pays déficitaires) : "… Une ère soutenue de croissance équilibrée n’a pas réussi à se mettre en place (après la crise financière mondiale). En effet, les excédents en Chine et au Japon ont rebondi. Au cours des dernières années, l’Europe a suivi, en passant de l’emprunt à l’épargne."

b) Ces déséquilibres sont l’une des raisons expliquant pourquoi les taux d’intérêt sont faibles à travers le monde : "Une fois que quelques économies se retrouvent piégées dans leur trappe à taux zéro, leurs excédents de compte courant exercent une pression qui menace d’emporter tous les autres."

Il faut déjà préciser quelques petites choses. L’essor de l’excédent asiatique ne s’est pas amorcé juste immédiatement après la crise. Il y a en outre eu une forte hausse de l’excédent asiatique entre 2013 et 2015.

En effet, en 2015, l’excédent combiné de l’Asie de l’est excède significativement celui de l’Europe, ce qui contribue aux difficultés du monde à générer suffisamment de croissance de la demande globale, même avec des taux ultra-faibles. (Pour l’Asie de l’Est, j’ai fait la somme des excédents de la Chine, du Japon et des nouvelles économies industrialisées comme la Corée du sud, Taïwan, Hong Kong et Singapour. J’ai ajouté les excédents de la Suède, du Danemark et de la Suisse à l’excédent de la zone euro pour établir une bonne comparaison. J’ai laissé de côté la Norvège, parce que ses excédents tiennent au prix du pétrole.)

GRAPHIQUE Soldes du compte courant de l’Europe et de l’Asie de l’est (en milliards de dollars)

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Oui, cela s’explique en partie par le pétrole. Mais les pays exportateurs de pétrole au niveau agrégé ne génèrent pas de larges déficits externes financés par leurs clients à forte épargne (la Russie est en excédent ; les Emirats arables unis sont davantage une exception que la règle). Le FMI estime que le déficit agrégé des principales régions exportatrices de pétrole dans le monde (le Moyen-Orient, l’Afrique du nord, la Russie et l’Asie centrale) à 50-100 milliards de dollars, substantiellement moins que l’excédent combiné d’Europe et d’Asie. Donc tout ne s’explique pas non plus par le pétrole.

La bien malaimée relance par le crédit de la Chine, combinée à la forte hausse des dépenses de tourisme qu’elle annoncée (qu’elle soit vraie ou fausse), devrait pousser l’excédent chinois un peu à la baisse en 2016. Mais la Chine va engranger un excédent de plus de 200 milliards de dollars en 2016, et les excédents en cours en Corée du sud, à Taïwan, Singapour et au Japon vont maintenir l’excédent asiatique à un niveau élevé. Je suis prêt à parier que l’excédent agrégé de l’Asie de l’est excédera toujours cela de l’Europe.

C’est l’une des nouvelles différences marquantes entre les déséquilibres que l’économie globale a connus avant la crise et les déséquilibres qu’elle connaît depuis. Les amples déséquilibres mondiaux que nous avons connus avant la crise financière mondiale s’expliquaient par la combinaison de larges excédents en Asie et dans les grands pays exportateurs de matières premières, c’est-à-dire par une étrange combinaison, si vous pensez que les excédents (les déficits) dans les pays exportateurs de pétrole et les déficits (les excédents) dans les pays importateurs de pétrole devraient s’annuler. Et dans les deux cas, dans les pays exportateurs de pétrole et en Asie, ces excédents s’expliquent en grande partie par les capitaux publics (en l’occurrence, des gouvernements et des banques centrales). Les flux de capitaux privés nets voulaient aller dans les économies asiatiques à forte croissance et non s’en retirer. L’énigme est dans un sens : pourquoi les Etats-Unis ont-ils attiré de larges afflux de capitaux, alors même qu’ils présentaient une plus faible croissance économique et souvent de plus faibles taux d’intérêt que la plupart des grandes économies présentant un excédent ?

Les excédents d’aujourd’hui, à l’inverse, sont essentiellement dans les pays avec des taux d’intérêt négatifs ou faibles et donc les flux qui alimentent les déséquilibres aujourd’hui sont principalement privés. La zone euro, le Danemark, la Suède, la Suisse et le Japon ont tous des taux d’intérêt négatifs. Les taux d’intérêt ne butent pas sur leur borne inférieure zéro en Chine, si bien que cette dernière est dans ce sens l’exception. Pourtant, aussi longtemps que sa devise va à la baisse, il y a une incitation pour les fonds privés de s’en aller. La Corée du sud est une autre exception, je pense, comme elle maintient des taux d’intérêt positifs. Mais elle est en train de réduire ses taux et elle soutient aussi son excédent en partie via des interventions sur le marché des changes.

La meilleure chose pour le monde, comme George Magnus a par exemple pu le noter, serait un essor de la demande interne dans l’un des principaux pays en excédent qui viendrait en aide à l’économie mondiale et contribuerait à pousser les taux d’intérêt mondiaux à la hausse. Dans le modèle développé par Caballero, Farhi et Gourinchas, l’expansion monétaire par une économie en excédent confrontée à la borne inférieure zéro risque va amener celle-ci à exporter sa trappe à liquidité et à pousser les autres pays dans des trappes à liquidité. L’expansion budgétaire, à l’inverse, a de positifs effets de débordement.

Mais pour l’instant, cela ne semble pas se produire, malgré quelques signes plutôt encourageants du côté du G20. Pas en Allemagne. Et pas dans la plupart des pays clés en Asie, sauf peut-être à l’exception du Japon.

Et l’un des risques les plus évidents auxquels l’économie mondiale fait face est que la croissance de la demande dans l’un des principaux pays excédentaires peut s’écrouler. Le niveau d’investissement inhabituellement élevé de la Chine au cours des sept dernières années n’est pas venu à bout de l’excédent externe de la Chine, comme le niveau d’épargne nationale restait exceptionnellement élevé. Un niveau d’investissement plus faible signifierait (s’il n’y a pas d’autres changements en Chine réduisant son niveau élevé d’épargne nationale) moins de demande domestique et plus d’épargne de disponible en Chine qui nécessiterait d’être exportée dans le reste du monde.

Peut-être qu’une nouvelle hausse de l’excédent chinois serait compensée par une chute de l’excédent de l’Europe ou des nouvelles économies industrialisées d’Asie. Mais, là encore, peut-être pas. »

Brad Setser, « Imbalances are back, In Asia and globally », in Follow The Money (blog), 6 septembre 2016. Traduit par Martin Anota



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