Le CEPII a organisé une conférence le mercredi 7 septembre 2016 pour présenter son ouvrage collectif L’Economie mondiale 2017, qui sera publié demain. La première partie de la conférence s’intitulait "Malaise dans la mondialisation". Jules Hugo et Anthony Edo y ont présenté les chapitres qu’ils ont réalisés pour l’ouvrage. Voici la retranscription (que j'espère la plus fidèle possible) de leurs interventions.

Retour sur les mondialisations d’hier, interrogations sur la mondialisation d’aujourd’hui (Jules Hugot)


Jules Hugot s’est penché sur les différences et similarités entre la première mondialisation de l’âge moderne, qui fut pleinement à l’œuvre lors de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, et la mondialisation que nous connaissons actuellement, en se concentrant sur leur dimension commerciale.

GRAPHIQUE Taux d’ouverture moyen pour trois échantillons de pays (en %)

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note : La légende indique l'année initiale de chaque échantillon. Le nombre de pays dans chaque échantillon est indiqué entre parenthèses

La première mondialisation débute dans les années 1840 et atteint un pic dans les années 1870. Par exemple, le taux d’ouverture moyen est passé d’environ 7 à 14 % au cours de la période. Il décline à partir des années 1970, et ce jusqu’à la fin du siècle, puis il se stabilise jusqu’à la Première Guerre mondiale, avant de plonger lors de l’entre-deux-guerres et tout particulièrement lors de la Grande Dépression. Le taux d’ouverture moyen est resté faible et stable dans les décennies qui ont immédiatement suivi la Seconde Guerre mondiale. Il n’augmente à nouveau qu’à partir des années 1970.

GRAPHIQUE Taux d’ouverture de la France, du Royaume-Uni et des Etats-Unis (en %)

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La première mondialisation a été très stimulée par le commerce européen, tout du moins dans un premier temps. Le commerce extérieur pour le Royaume-Uni et la France a décollé entre les années 1840 et les années 1870, alors qu’il avait plutôt tendance à décliner aux Etats-Unis. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que l’on observe enfin une véritable ouverture de l’économie américaine au commerce international. Pour les Etats-Unis, le niveau d’ouverture maximal que leur économie a connu lors de la première mondialisation a de nouveau été atteint dans les années 1990. Pour le Royaume-Uni, le pic des années 1920 n’a pas été de nouveau par la suite. Le niveau maximal pour la France a été atteint en 2001, mais pas de nouveau depuis.

GRAPHIQUE Élasticité du commerce bilatéral à la distance entre les pays

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Le commerce, la mondialisation, l’internationalisation des échanges ont eu tendance à être biaisés en direction du commerce régional, du commerce de proximité. L’élasticité du commence bilatéral à la distance entre les pays a augmenté durant le dix-neuvième siècle, puis de nouveau à partir des années 1960. Le commerce international, c’est avant tout une histoire de commerce régional. Les échanges augmentent plus rapidement pour les pays proches les uns des autres. Les politiques de libéralisation commerciale ont tendance à lier des pays à proximité les uns des autres. L’information est de plus en plus importante, or elle est plus difficile à acquérir avec des pays éloignés, en raison des barrières linguistiques et culturelles.

GRAPHIQUE Part des importations "exotiques" et "concurrentielles" dans les importations britanniques (en %)

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La situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui ressemble à celle de la fin du dix-neuvième siècle. Ces deux périodes ont été précédées par une hausse des importations en provenance des pays à bas coûts. Les biens exportés par ces derniers se sont retrouvés en concurrence avec des biens produits domestiquement. Les producteurs domestiques des produits qui se retrouvent en concurrence avec les produits étrangers sont bien évidemment affectés par cette concurrence et ils demandent alors une protection de la part du gouvernement, ce qui se traduit par des tensions protectionnistes. Si l’on observe la part du commerce intra-branches lors des deux mondialisations, on voit qu’elle augmente, ce qui révèle la mise en concurrence grandissante des producteurs domestiques avec les producteurs étrangers. Les pays riches sont les plus concernés par ce commerce intra-branches. Depuis les années 1990, nous observons à nouveau l’augmentation de la part des importations concurrentielles en provenance de pays à bas coûts vers les pays à haut revenu. La conséquence de la mise en concurrence accrue entre producteurs domestiques et étrangers, c’est le recours croissant au protectionnisme. Entre 1879 et 1892, la concurrence et donc les mesures protectionnistes concernaient surtout les produits agricoles. Ces dernières décennies, elles touchent plutôt les produits manufacturés.

Migrations et crise des réfugiés (Anthony Edo)


Anthony Edo s’est penché sur les mouvements de population. Il a tout d’abord cherché à dresser un état des lieux des migrants et des réfugiés dans le monde, de façon à décentrer le regard par rapport à ce que l’on peut voir habituellement. Puis, il s’est penché sur les conséquences économiques d’un afflux de réfugiés sur les pays d’accueil, en soulignant que, même dans le milieu académique, il y a de grandes controverses sur cette question.

Selon la définition qu’en proposent les Nations unies, un migrant international désigne une personne qui franchit une frontière pour habiter dans un pays où il n’est pas né. Les Nations unies dénombraient 244 millions de migrants internationaux en 2015, ce qui représentait environ 3,3 % de la population mondiale. Ce pourcentage a été relativement stable au cours de l’histoire : entre 1960 et 1990, il était également de 3 %. Plus largement, c’est 13 % de la population mondiale qui souhaiterait migrer de façon permanente vers un autre pays. Il y a un écart important entre les deux chiffres, ce qui suggère qu’il est compliqué de migrer. Il y a des coûts, notamment psychologiques et financiers, associés à la décision d’émigrer. En outre, même lorsqu’il y a un véritable attrait pour l’émigration et aucune contrainte financière, les politiques migratoires peuvent être plus ou moins strictes. Ainsi, ces chiffres dissimulent une très forte hétérogénéité dans la répartition des migrants entre les pays. Dans les pays du Nord, c’est en Australie, au Canada et en Suisse, que la part de migrants dans la population est la plus forte : elle y est supérieure à 20 %. Au Brésil, elle est faible. Ce sont aux Emirats arabes unis et au Qatar qu’elle est la plus élevée.

GRAPHIQUE Part des immigrants dans le monde en 2010 (en %)

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Quelle est la place des réfugiés dans tout cela ? D’après la convention de Genève, un réfugié est une personne "craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, qui se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays". Ainsi, un réfugié est un migrant, mais un migrant n’est pas nécessairement un réfugié. En outre, toutes les personnes qui quittent leur ville d’origine en raison de persécutions ne sont pas toutes des réfugiés, car elles ne franchissent pas toutes la frontière. Certaines se relocalisent dans une autre ville au sein de leur pays d’origine : ce sont les déplacés internes. Par exemple, la Colombie a beaucoup de déplacés internes, en l’occurrence 6,5 millions. Au niveau mondial, il y a 65,3 millions de déracinés. Parmi eux, 62 % sont des déplacés internes (40,8 millions), 43 % sont des réfugiés (21,3 millions) et 5 % sont des demandeurs d’asile (3,2 millions).

La moitié des réfugiés proviennent actuellement de la Syrie, de l’Afghanistan et de la Somalie. La Turquie est le pays qui a accueilli le plus grand nombre de réfugiés en 2015, suivie par le Pakistan et le Liban. Plus largement, les pays qui accueillent le plus de réfugiés sont les pays voisins de ceux que les réfugiés quittent : il y a notamment les pays voisins à la Syrie, les pays autour de l’Afghanistan, les pays autour de la Somalie… Les réfugiés se dirigent principalement vers les pays voisins, non seulement en raison des coûts associés à l’émigration, mais aussi parce qu’ils espèrent souvent parvenir à retourner dans leur pays d’origine. Ils se concentrent dans les pays en développement, précisément parce que leur pays d’origine est souvent entouré de pays en développement. L’Europe accueille 1 réfugié sur 10. Les demandes d’asile sont concentrées en Allemagne, en Hongrie et en Suède. Elles émanent surtout de Syriens et d’Afghans. Les conditions économiques, les conditions d’accueil, la probabilité d’obtenir l’asile politique, etc., sont différentes d’un pays à l’autre.

Quel est l’impact économique de l'immigration au sein des pays d’accueil ? Il y a deux types de répercussions sur lesquelles se focalisent les études. Il y a, d’une part, l’impact sur les opportunités d’emploi de la population autochtone et, d’autre part, l’impact sur les finances publiques. En ce qui concerne les répercussions sur les salaires, la littérature a pu suggérer qu’en moyenne la taille de la population ne semblait pas être un déterminant du salaire moyen. Cependant, l’immigration peut affecter la structure de qualification du pays d’accueil, ce qui se traduirait alors par des effets redistributifs au sein de la population : l’afflux d’immigrés est susceptible d’entraîner une redistribution des richesses des travailleurs avec lesquels ils sont en concurrence vers ceux dont ils sont complémentaires.

Le papier de David Card (1990) constitue l’une des études les plus influentes dans la littérature sur les répercussions de l’immigration sur les conditions d’emploi des natifs. Card a observé l’impact de l’afflux de Cubains à Miami en 1980, lors de l’"exode Mariel". Cet afflux a subitement accru la population active de Miami de 7 %. Il s’agit d’une expérience naturelle et Card a exploité ce choc d’offre de travail pour voir comment il a affecté les salaires et l’emploi des travailleurs locaux. Card constate que cet impact a été nul. Ce résultat est en accord avec la théorie économique standard, qui suggère que l’économie absorbe assez rapidement une hausse de la population : les entreprises investissent en réaction au choc, ce qui accroît la demande de travail ; non seulement les immigrants accroissent l’offre de travail, mais ils accroissent également les débouchés des entreprises en raison de la hausse de la consommation que leur afflux induit, etc.

Deux études ont récemment réévalué les conclusions de Card. Reprenant l’objet d’étude et la méthodologie de Card, George Borjas (2015) a montré que 60 % des immigrants cubains avaient un faible niveau d’éducation. Il constate que le salaire relatif des travailleurs natifs non qualifiés par rapport aux qualifiés a baissé suite à l’afflux des immigrés cubains. En l’occurrence, les premiers ont vu leurs salaires baisser et les seconds ont vu leurs salaires augmenter. L’immigration aurait donc bien des effets sur la répartition des revenus. Plus récemment, Giovanni Peri et Vasil Yasenov (2016) ont confirmé les résultats de Card (1990), mais contredit ceux de Borjas (2015), puisqu’ils constatent que l’immigration non qualifiée induite par l’"exode Mariel" n’a eu aucun impact sur les salaires des natifs non qualifiés. Ils suggèrent en effet que les réfugiés cubains et les natifs sont, à chaque niveau de qualification, imparfaitement substituables.

Concernant les finances publiques il y a par contre consensus. Globalement, la contribution fiscale nette de la population immigrée est relativement faible ; elle diffère d’un individu à l’autre. Lorsqu’on est qualifié et jeune, on contribue plus que les autres à l’impôt. Par conséquent, les études en concluent qu’il faut favoriser l’intégration des réfugiés et des autres migrants, notamment via des politiques d'apprentissage de la langue, ce qui est cohérent avec la politique menée en Allemagne par Merkel.