« (…) Peut-être que le principal principe organisateur en économie de la croissance au cours des soixante dernières années a été la "trajectoire de croissance équilibrée". En parlant de "trajectoire de croissance équilibrée", on fait en fait référence à un ensemble de trois conditions relatives à trois séries de données économiques des plus essentielles : 1) Le taux de croissance de la production par travailleur serait constant au cours du temps. 2) Le taux de rendement sur le capital serait constant au cours du temps. 3) La part de la production versée au capital serait constante au cours du temps.

Ces trois conditions font partie des "faits de Kaldor", c’est-à-dire des régularités statistiques que Nicholas Kaldor a mis en évidence en 1957 dans le domaine de la croissance économique. Il y a six faits stylisés dans son article, mais vous pouvez facilement les réduire aux trois faits dont j’ai parlé ci-dessus. Ces faits ont été soutenus par des informations relativement éparses glanées sur une période allant de la fin du dix-neuvième siècle aux années 1920 et, pour la plupart d’entre elles, Kaldor ignora les changements majeurs qui survinrent lors de la Grande Dépression. Par exemple, le fait en ce qui concerne le taux de rendement se fonde largement sur les 44 années allant de 1870 à 1914 au Royaume-Uni. L’affirmation selon laquelle la production par travail a régulièrement augmenté a été inférée de plusieurs sources (non citées par Kaldor) disponibles en 1957, alors même que le concept de comptabilité nationale ne datait que de deux décennies. Ce n’était pas un exercice empirique robuste (…).

Qu’importe, la question pour les économistes de la croissance est devenue : comment l’économie doit-elle fonctionner de façon à ce que ces trois conditions soient vérifiées à long terme ? Par conséquent, quasiment tous les modèles de croissance qui ont été développés se sont restreints pour coller à ces "faits". Le terme "trajectoire de croissance équilibrée" est donc une façon rapide de dire qu’un modèle est cohérent avec les faits de Kaldor, du moins à long terme. Mais est-ce que cela fait sens de se restreindre ainsi lorsque l’on réfléchit à la façon par laquelle une économie croît ? Ce à quoi je vais chercher à répondre dans ce billet et très certainement dans un second billet. Ici, focalisons-nous sur le côté empirique des choses ; le billet suivant portera sur l’aspect théorique.

Si vous prenez les faits de Kaldor comme donnés, alors vous devez construire des modèles qui peuvent les reproduire. Mais devons-nous prendre les faits de Kaldor comme donnés ? (…) Ce sont des faits mis en évidence presque exclusivement à partir d’une période allant de la fin du dix-neuvième siècle jusqu’aux années 1920. Il semble bien utile de se demander s’ils sont toujours justes. S’ils ne sont plus vrais ou puissent ne pas l’être, alors réduire nos théories de croissance à celles qui présentent une trajectoire de croissance équilibrée est inutilement limitatif. (…)

Est-ce que la croissance de la production par travailleur est constante au cours du temps ?


Peut-être que le graphique le plus prévalent en économie de la croissance rapporte l’évolution du logarithme du PIB par travailleur aux Etats-Unis au cours du temps, habituellement de 1870 jusqu’à 1990-2010, en fonction de la date de parution de l’article dont vous parlez. J’ai probablement six ou sept versions d’un tel graphique dans mon ordinateur ; voici l’un d’entre eux :

GRAPHIQUE Logarithme du PIB par tête aux Etats-Unis

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La chose remarquable à propos de ce graphique est à quel point la trajectoire est régulière. La pente (étant donné que ce graphique relie le logarithme du PIB par tête en fonction du temps) est juste le taux de croissance. C’est le premier fait de Kaldor, présenté visuellement. Même après la perturbation que représentent la Grande Dépression et la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis sont retournés à la même trajectoire tendancielle (…) qu’ils suivaient avant. Donc pour les Etats-Unis, il semble qu’il y ait de robustes preuves empiriques en faveur du premier fait de Kaldor.

Mais, comme c’est le cas lorsqu’il y a trop de faits stylisés, ce sont juste les Etats-Unis. Tous les pays n’ont pas une trajectoire tendancielle aussi régulière. Le graphique ci-dessous montre quatre économies majeurs, incluant les Etats-Unis, et vous pouvez voir que le Japon et l’Allemagne n’ont pas cette même tendance régulière (alors que le Royaume-Uni, si). Maintenant, même si cela implique que le premier fait de Kaldor n’est pas strictement exact, cela n’amène toutefois pas à rejeter l’idée de trajectoire de croissance équilibrée. Comme j’en ai tiré par implication ci-dessus, on ne peut parler de trajectoire de croissance équilibrée qui si l’on observe ce qui se passe à long terme. Comme l’Allemagne ou le Japon après la Seconde Guerre mondiale, vous pouvez être en-dehors de la trajectoire de croissance équilibrée et pourtant, comme vous pouvez le voir avec ces deux pays, finir par retrouver un taux de croissance constant.

GRAPHIQUE PIB réel par tête de l’Allemagne, des Etats-Unis, du Japon et du Royaume-Uni (en dollars 1990)

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La France est encore plus exceptionnel, parce qu’elle présente non seulement un changement dans le niveau de la trajectoire de croissance équilibrée, à l’instar du Japon, mais aussi un changement de sa pente. Après la Seconde Guerre mondiale, la France s’est placée à un niveau supérieur de production par tête (l’ordonnée de l’origine de la ligne en pointillés augmente), mais aussi une pente supérieure, ce qui signifie que le taux de croissance était de façon permanente plus élevé. Maintenant, on peut toujours affirmer que les deux lignes en pointillés représentent des trajectoires de croissance équilibrées, mais ce que la France démontre est que le taux de croissance le long d’une trajectoire de croissance équilibrée peut changer. Et s’il peut changer pour un pays, pourquoi ne pourrait-il pas changer pour d’autres pays ?

GRAPHIQUE Logarithme du PIB par tête de la France

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Deux de mes collègues, David Papell et Ruxandra Prodan, ont récemment écrit un article qui se penche plus formellement sur l’éventuelle présence de trajectoires de croissance équilibrées. Pour 26 pays, ils se demandent si la trajectoire que suit leur PIB par tête correspond à une trajectoire de croissance équilibrée stricte, c’est-à-dire si sur les 139 années de données qu’ils observent il n’y a pas de changement dans le niveau ou le taux de croissance du PIB par tête. D’une certaine façon, ils se demandent si les graphiques de ces 26 pays ressemblent à celui des Etats-Unis.

Pour les Etats-Unis et le Canada, la réponse est oui, ils ont une trajectoire de croissance équilibrée stricte. Mais pour le reste des pays de l’OCDE et les autres pays asiatiques qu’ils regardent, la réponse est non. Chacun de ces pays connaît un changement dans le niveau du PIB par tête (c’est-à-dire l’ordonnée à l’origine de leur ligne tendancielle augmente ou diminue) ou un changement dans le taux de croissance du PIB par tête (c’est-à-dire un changement de la pente de la ligne tendancielle). Certains pays, comme la France, présentent un changement tant du niveau que du taux de croissance du PIB par tête.

Le contre-argument pourrait être que, certes, occasionnellement, il y a des ruptures dans le niveau du PIB par tête ou son taux de croissance, mais qu’entre ces ruptures, les économies semblent être sur ce qui semble être une trajectoire de croissance équilibrée. Donc il est toujours utile d’avoir des modèles qui présentent des trajectoires de croissance équilibrée, parce qu’ils vont être utiles pour décrire une grande partie du comportement de l’économie. Et, les modèles qui ont des trajectoires de croissance équilibrées décrivent aussi ce qui détermine le niveau et le taux de croissance du PIB par tête, donc nous pouvons utiliser ces mêmes modèles pour comprendre ce qui peut provoquer ces ruptures que nous voyons parfois dans les données.

Donc appelons cela un "oui" nuancé, avec d’importantes réserves, à la question de savoir si la croissance du PIB par tête est constante au cours du temps.

Est-ce que le taux de rendement sur le capital est constant au cours du temps ?


Le second fait stylisé de Kaldor était un taux de rendement sur le capital constant. Il se basait sur les données relatives aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Pour les Etats-Unis, Kaldor s’est appuyé sur Kuznets, qui fournissait des preuves empiriques suggérant que le rendement sur le capital était d’environ 3 % par an entre 1919 et 1948.

Est-ce que le rendement sur le capital est resté constant sur de plus longues périodes de temps ? Le problème pour répondre à cette question, c’est qu’il n’y a pas de mesure directe du rendement sur le capital. Kuznets déterminait celui-ci en prenant simplement la part du revenu national rémunérant le capital (comme les dividendes, les rentes ou les intérêts) et en la divisant par le ratio capital sur production. En d’autres mots, nous pouvons prendre le total des versements réalisés au profit du capital (la part du capital multipliée par la production) et le diviser par le capital.

Vous pouvez répliquer cela pour les Etats-Unis avec de plus récentes données tirées du Bureau of Labor Statistics (BLS). J’ai déjà dit dans un précédent billet (…) qu’il y avait un clair déclin de la productivité marginale du capital au cours des cinquante dernières années. (...)

GRAPHIQUE Productivité marginale du capital aux Etats-Unis

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Est-ce que la part du revenu rémunérant le capital est constante au cours du temps ?


Restons avec Piketty pour le moment. Une partie de l’histoire à propos des rendements dont il fut question ci-dessus impliquait la part du revenu national versée au capital. Et Kaldor prenait comme un fait stylisé que cette part était assez constante ou du moins ne présentait pas de tendance claire. Piketty a fourni des données relatives à la part du capital pour plusieurs pays riches.

GRAPHIQUE La part du capital dans les pays riches

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source : Thomas Piketty

Il semble que la part du capital ait augmenté au cours des 40 dernières années pour tous ces pays. (...) La réciproque de cela est que la part du revenu rémunérant le travail a décliné dans plusieurs pays. (...) Donc nous obtenons quelque chose qui suggère que la part du capital n’est pas constante au cours du temps. Il n’est pas clair si ces déviations sont juste temporaires ou bien permanentes. Je conclurai à nouveau par un "oui" nuancé, dans le sens où nous ne pouvons pas savoir si la récente hausse de la part du capital est une anomalie ou bien si elle constitue une tendance à long terme. (...)

(…) Enfin, le livre de Thomas Piketty contient de riches données sur les ratios capital sur production, qui constituent une composante clé du calcul du rendement sur le capital selon Kuznets. Voici son graphique du ratio capital sur production :

GRAPHIQUE Le rapport capital sur revenu en Europe

Thomas_Piketty__Le_rapport_capital_sur_revenu_en_Europe__France_Allemagne_Royaume-Uni.png

source : Thomas Piketty

On y voit d’amples variations. Et, à moins que la part de la production versée au capital varie énormément au cours du temps et de la bonne façon, cela implique que le rendement sur le capital a également connu de larges variations. (...)

Et donc ?


Est-il temps d’abandonner les faits de Kaldor sur lesquels le concept de trajectoire de croissance équilibrée repose ? Je pense qu’il faut ici nous demander ce qu’est notre hypothèse nulle. Si l’hypothèse nulle est que les faits de Kaldor sont exacts, alors je ne pense pas que les preuves empiriques que nous avons présentées dans ce billet suffisent pour la rejeter. Tant que nous ne voyons pas de tendance délirante dans la part du capital ou le rendement sur le capital, ni de variations délirantes du PIB par tête, nous devons continuer de travailler avec les faits stylisés de Kaldor et garder la trajectoire de croissance équilibrée comme principe organisateur.

Mais si vous commencez avec une hypothèse nulle selon laquelle il n’y a pas de faits stylisés à propos de la croissance économique, comme si vous étiez Nicholas Kaldor, mais que vous disposiez des données dont nous disposons aujourd’hui, est-ce que vous rejetteriez l’hypothèse nulle ? Est-ce que vous regarderiez les graphiques que j’ai montrés ici et concluriez que le taux de croissance de la production par travail, le taux de rendement et la part du revenu national rémunérant le capital sont restés constants au cours du temps? Je ne suis pas sûr que vous le fassiez. Pour chacune de ces trois questions, nous avons conclu par un "oui" nuancé, voire même très nuancés dans certains cas. Si vous repreniez tout à zéro aujourd’hui, vous auriez beaucoup à faire pour convaincre les gens que ce sont de décentes approximations de la réalité.

Le problème avec le paradigme de la trajectoire de croissance équilibrée est qu’il est devenu l’hypothèse nulle par défaut, si bien que lorsque vous regardez les données ci-dessus vous êtes enclins à supposer toute déviation comme temporaire. Sommes-nous vraiment en train de regarder les données ou bien n’aurions-nous pas tendance à les filtrer à travers notre foi dans l’idée de trajectoire de croissance équilibrée ?

Ce que je ferai dans un prochain billet (…), ce sera me pencher sur certains des problèmes théoriques associés au concept de trajectoire de croissance équilibrée. En l’occurrence, en prenant les faits stylisés de Kaldor comme vérifiés et en forçant nos modèles à avoir des trajectoires de croissance équilibrées, je me demanderai si nous n’avons pas été forcés à faire d’autres hypothèses qui ne font pas sens, si, au lieu de nous échiner à sauver les modèles existants, nous ne devrions pas plutôt en créer de nouveaux. »

Dietrich Vollrath, « Is there evidence of balanced growth? », 6 septembre 2016. Traduit par Martin Anota



lire...

« Les faits de la croissance économique »

« Pourquoi la part du travail diminue-t-elle aux Etats-Unis ? »

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