Le recadrage du monde
Par Martin Anota le lundi 17 octobre 2016, 16:00 - Lien permanent
« J’ai écouté ce matin un brillant discours de Danny Quah portant sur ce que les changements que le monde a connus au cours des vingt dernières années présagent pour la direction intellectuelle du monde ou, pour être plus exact, sur la façon par laquelle la vie politique et économique doit être organisée au vu des changements dans le pouvoir économique que nous observons à travers le monde. Au début de son discours, Danny définit les deux principes du cadre occidental (ou plus exactement américain) d’une société optimale : la liberté économique et la démocratie. C’est le paradigme bien connu de la démocratie capitaliste libéral qui constituerait, selon Fukuyama et plus récemment Acemoglu et Robinson, le point final de l’évolution humaine. Danny lie cela, avec raison selon moi, à l’"exceptionnalisme américaine", qui est la croyance selon laquelle l’Amérique, de par l’exemple qu’elle donne, montre au monde comment il doit être organisé et selon laquelle le monde va finir par être organisé sous la forme d’une "plus grande Amérique".
Mais ensuite, Danny dit que quelque chose est allé de travers dans cette approche. Premièrement, la suprématie économique et militaire de l’Occident n’est pas aussi importante qu’elle le fut il y a un siècle, voire même il y a cinquante ans. Cette suprématie est érodée par la croissance de régions du monde qui sont organisées selon des principes différents et notamment la Chine. Donc, si la performance du modèle capitaliste libéral est inférieure à celle d’un autre modèle, peut-être que le capitalisme libéral démocratique n’est pas la meilleure manière d’organiser l’humanité ailleurs. Deuxièmement, en réponse aux défis de la mondialisation et à l’effritement des classes moyennes domestiques, une part significative de l’opinion publique en Occident embrasse le populisme, le nationalisme, etc., c’est-à-dire des forces qu’un modèle libéral prospère doit maintenir dans la marginalité. Mais elles ne sont plus marginales. Troisièmement, Danny soulève la question suivante : nos considérations à propos de ce qui constitue la meilleure manière d’organiser la vie économique et politique doivent-elles être influencées non seulement par ceux qui l’organisent le mieux, mais aussi par les régions où la majorité de la population mondiale vit ? Ce n’est pas simplement un point arithmétique. Elle vient de la nécessité que les modes de vie fructueux de la majorité aient une plus grande validité empirique que les façons de vivre des minorités.
Même si Dany ne le dit pas dans son discours, tout cela fait de l’expérience chinoise le "re-cadreur" de l’organisation optimale de la société. Redéfinir quelle est la meilleure société est en effet une large entreprise intellectuelle dans la mesure où si un paradigme entièrement différent de la façon par laquelle il faut organiser la société finit par dominer, le paradigme qui s’est construit en Occident au cours des trois derniers siècles sera marginalisé et notre conception de ce qu’est une "bonne société" va connaître une révolution. Il s’agit de rien moins que d’une révolution intellectuelle majeure, disons aussi décisive que le passage du paganisme à la chrétienté en Occident.
Cependant, Danny ne définit pas ce nouveau cadre. Il laisse peut-être cela pour un autre discours ou un prochain livre. Mais je note qu’il y a plusieurs problèmes avec la définition d’un nouveau cadre. Considérons comme évident que l’expérience chinoise du dernier demi-siècle ait été l’exemple le plus frappant de progrès que l’humanité ait pu connaître. Nous devons être capables, en principe, d’en tirer un enseignement, en l’occurrence sur la façon d’organiser d’autres sociétés pour répliquer le miracle chinois. Mais il y a des problèmes. A la différence du succès de l’Occident qui a suivi la Révolution industrielle et qui s’est élaboré à travers une combinaison de pensée abstraite (à propos du libre arbitre, de la propriété, de la liberté, du rôle de la religion, etc.) et de l’application pratique, même imparfaite, de ces principes, l’expérience chinoise s’est entièrement composée (selon moi) de mesures pragmatiques sans schéma intellectuel global. De telles expériences pragmatiques sont difficiles à transplanter précisément parce que leur succès dépend des conditions locales et de la prise de conscience des meilleures solutions à des problèmes très locaux. Cet extraordinaire succès dans la résolution des problèmes locaux manque d’un "mode de résolution des problèmes" général qui puisse être exporté ailleurs. C’est un problème que la Chine a rencontré en influençant l’organisation économique du reste du monde : elle s’est révélée incapable de formuler des principaux généraux (abstraits) qui doivent également guider d’autres sociétés.
Dans l’arène politique, le problème est peut-être même plus grave. Dans le modèle chinois, le bon système politique signifie qu’une élite bien éduquée, bien informée et non corrompue, sélectionnée de façon assez équitable, doit prendre des décisions politiques importantes. (Je n’utilise délibérément pas le mot « régner ».) A nouveau, même si cette approche, appliquée à Singapour ou en Chine, s’est révélée fructueuse, il est difficile de voir comment elle peut être transplantée ailleurs. Même l’élite la plus extractive ou intéressée va se présenter comme étant bien informée et non corrompue. L’avantage du modèle démocratique occidental est précisément sa focalisation, non sur le résultat final (la "bonne gouvernance"), mais sur le processus, comme dans la définition que Schumpeter donne de la démocratie, celle d’"un système où les partis politiques se battent pour obtenir le plus de voix". Ce système ne garantit pas un bon gouvernement, ni un gouvernement "propre", il ne protège pas du nationalisme, du populisme ou de la nationalisation de la propriété. Mais il parie sur le bon sens ou la capacité des gens à apprendre de leurs erreurs, donc sur leur propension à choisir les gouvernements bons et suffisamment compétents pour les diriger.
Maintenant, malgré ces problèmes de définition d’un cadre alternatif, Danny a selon moi posé une question qui se révélera extrêmement importante pour nous dans un avenir proche. Si la région la plus prospère de l’humanité est organisée selon le principe A et si notre expérience historique et culturelle nous suggère que la meilleure manière d’organiser l’humanité est B, combien de temps cette tension peut-elle durer ? Soit nous dérivons certains principes généraux du principe A et les appliquons autour du monde, soit les sociétés appliquant actuellement le principe A prennent le dessus sur celles qui appliquent le principe B, soit le principe B parvient à rester dominant. La seule chose qui ne peut durer perpétuellement, c’est que nous continuons de croire que B soit la meilleure façon d’organiser les sociétés, alors qu’au niveau empirique les sociétés les plus prospères sont organisées selon le principe A. La théorie et la pratique vont devoir se rapprocher l’une de l’autre. A un moment ou à un autre. »
Branko Milanovic, « Reframing the world », in globalinequality (blog), 25 septembre 2016. Traduit par Martin Anota