« En 2005, lorsque Ben Bernanke mit en garde pour la première fois contre le risque d’un excès mondial d’épargne (global savings glut), le taux d’épargne combiné des principales économies en excédent d’Asie (en l’occurrence, de la Chine, du Japon, de la Corée du Sud, de Taïwan, de Hong Kong et de Singapour) était égal à environ 35 % de leur PIB collectif. A combien s’élève ce chiffre désormais ? Environ 40 %.

GRAPHIQUE Taux d’épargne des trois régions majeures du monde (en % du PIB régional)

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Cela fait évidemment beaucoup d’épargne, de l’épargne qui doit soit financer un niveau très élevé d’investissement dans l’économie domestique, soit être exporté au reste du monde. Et avec les faibles taux d’intérêt que l’on observe autour du monde, l’économie mondiale n’a pas vraiment besoin d’importer de l’épargne d’Asie en ce moment.

Le niveau élevé d’épargne de l’Asie de l’Est est précisément l’objet de mon nouveau document de travail.

On parle beaucoup de la récente baisse du taux d’épargne national de la Chine. Ce dernier avait atteint un pic à environ 50 % du PIB ; en 2015, il a chuté à 48 %. Une chute, certes, mais relativement modeste. N’oubliez pas qu’une forte épargne a pour revers un faible niveau de consommation ; sans niveaux élevés d’investissement, la croissance de la demande domestique peut facilement s’essouffler. Dans les données agrégées des pays asiatiques en excédent, l’accroissement de la part de la Chine dans la production régionale fait plus que compenser la chute (modeste) du taux d’épargne chinois. Le taux d’épargne national en Corée du Sud et à Taïwan se sont aussi accrus au cours des cinq dernières années. Nous avons donc un niveau record d’épargne au niveau régional. En dollars, l’accroissement de l’épargne est encore plus spectaculaire. Les économies excédentaires d’Asie ont épargné environ 2.800 milliards de dollars en 2005. Ils épargnent à présent environ 7.000 milliards de dollars. L’épargne chinoise est passée de 1.000 milliards de dollars à 5.000 milliards de dollars.

GRAPHIQUE Epargne des économies est-asiatiques en excédent (en milliards de dollars)

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Les chiffres en dollars importent tout particulièrement. Ils montrent l’ampleur de l’offre de matières premières pour les larges excédents (700 milliards en 2015) de l’Asie de l’Est. Et, avec l’excédent européen, cela contribue à générer un excès mondial d’épargne qui déprime les taux d’intérêt réels tout autour du monde. Trop d’épargne, pour trop peu de bons investissements.

GRAPHIQUE Solde du compte courant agrégé des économies est-asiatiques et européennes en excédent

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Il est vrai qu’en pourcentage du PIB des économies excédentaires d’Asie, l’excédent externe de l’Asie est plus faible qu’il ne l’était à la veille de la crise mondiale. 4 % du PIB régional aujourd’hui, contre 7 % lors du pic. Après la crise, la Chine a adopté un ensemble de politiques qui contraignit une plus grande part de son épargne à être utilisée au sein de son économie, ce qui compensa en partie les excédents qui se sont accrus en Corée du Sud et à Taïwan.

GRAPHIQUE Epargne, investissement et excédent courant des économies en excédent de l’Asie de l’Est (en % du PIB régional)

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Il est aussi vrai que l’économie mondiale n’a pas connu une aussi forte croissance que les économies asiatiques en excédent (la croissance rapide de la Chine après la crise a plus que compensé la faible croissance du Japon). Par conséquent, l’excédent externe agrégé de l’Asie de l’Est n’était seulement qu’un peu plus faible en 2015, relativement au PIB de ses partenaires à l’échange, qu’il ne l’était avant la crise mondiale. Je suis convaincu que c’est un chiffre important pour l’économie mondiale. Le reste du monde a du mal à générer une forte croissance de sa demande aujourd’hui ; avoir à la partager avec l’Asie de l’Est n’aide pas vraiment.

GRAPHIQUE Solde du compte courant des économies est-asiatiques et européennes en excédent (en % du PIB agrégé de leurs partenaires à l’échange)

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L’excédent des principales économies asiatiques en excédent devrait un peu baisser en 2016. L’excédent du compte courant de la Chine devrait baisser un peu. Il y a une part de vérité dans cela (la demande d’importations a augmenté, grâce à la dernière relance basée sur le crédit de la Chine). Et une part qui se révélera inexacte. Je doute que toute la hausse des importations de tourisme soit réelle (si les importations de tourisme dissimule des sorties de capitaux, l’excédent sous-jacent de la Chine doit être révisé à la hausse. L’excédent commercial de la Chine est resté autour de 600 milliards de dollars.

Sans l’adoption de certaines mesures de politique économique, il y a aussi un risque que les exportations d’épargne de l’Asie (par exemple son excédent de compte courant) puissent augmenter davantage au cours du temps. Pourquoi ? Le niveau élevé d’épargne et le fait que l’ajustement que l’on a pu voir après la crise soit passé par une hausse de l’investissement et non par une chute du niveau d’épargne sous-jacent.

Le compte courant de l’Asie est resté en excédent même avec les larges déficits budgétaires qui ont réduit l’épargne nationale du Japon et avec des niveaux exceptionnellement élevés d’investissement en Chine. Les déficits budgétaires se traduisent généralement par une désépargne du gouvernement dans un cadre de comptabilité nationale ; de hauts niveaux d’investissement domestique poussent l’épargne domestique à être utilisée dans l’économie domestique et donc réduisent les excédents externes. Sans une réduction du niveau d’épargne nationale sous-jacent, une baisse de l’investissement en Chine et une baisse des déficits budgétaires au Japon peuvent se traduire par un plus ample excédent du compte courant asiatique et par de nouveaux risques mondiaux. La constellation de risques ne sera pas la même que celle d’avant-crise, mais de larges excédents externes peuvent exporter la stagnation séculaire d’un pays à l’autre et accroître le risque de trappes à liquidité contagieuses.

La solution ? On ne peut plus continuer à s’appuyer sur le crédit pour soutenir de hauts niveaux d’investissement en Chine. Il existe un ensemble de politiques susceptibles de ramener le niveau d’épargne nationale dans plusieurs économies est-asiatiques à des niveaux plus adéquats avec un niveau d’investissement soutenable. En l’occurrence, une plus grande prise en charge par l’Etat des dépenses de santé et des retraites en Chine, en Corée du Sud et à Taïwan, financé via des impôts sur le revenu progressifs plutôt que par de plus fortes contributions sociales. Et des politiques budgétaires raisonnables (c’est-à-dire prudemment expansionnistes) dans plusieurs pays excédentaires d’Asie. »

Brad Setser, « Asia’s persistent savings glut », in Follow The Money (blog), 25 octobre 2016. Traduit par Martin Anota



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