« Il y a un intéressant entretien avec Martin Shkreli dans le Financial Times. Shkreli, qui est devenu célèbre lorsque, après en avoir acheté le brevet d’un médicament utilisé pour traiter le Sida, il en a multiplié le prix par soixante assume clairement le fait de jouer le rôle de mauvais garçon. Il ne regrette absolument pas sa décision et croit que ce qu’il a fait est tout à faire correct, dans la mesure où cette décision a permis de maximiser la valeur pour les actionnaires (shareholders). S’il le pouvait, il le referait à nouveau.

Et il y a une logique de fer dans le raisonnement de Shkreli. Comme je l’ai déjà affirmé par le passé, dans une économie capitaliste, il ne fait pas sens de croire ou d’affirmer que les entreprises doivent poursuivre des objectifs autres que la maximisation du profit. Si la société désire y apporter quelques ajustements, comme elle doit effectivement le faire dans certains cas, alors il en incombe au gouvernement soit d’imposer des changements dans le fonctionnement même du marché (par exemple, en instaurant des limites au prix), soit de créer un meilleure d’assurance, soit de simplement subventionner les utilisateurs du médicament. Mais ce n’est pas le rôle de Shkreli d’incorporer les préoccupations sociales dans sa politique de fixation des prix. Il se comporterait de la même façon même s’il vendait un autre produit : qu’il s’agisse d’un médicament sauvant des vies ou d’une paire de chaussures, les règles sont les mêmes.

En fait, le seul péché dont Shkreli semble être coupable est celui d’avoir été brutalement franc et de ne pas s’être montré hypocrite. Plusieurs entreprises (en particulier les grosses entreprises pharmaceutiques) font exactement la même chose que lui, mais elles le font plus discrètement ; elles ne peuvent pas accroître le prix des médicaments de 5.000 %, afin de ne pas attirer une attention bien malvenue, mais elles peuvent accroître le prix de 2.000 % et passer inaperçues, en dessous de l’écran radar des politiciens et des faiseurs d’opinion. Elles sont peut-être plus malines et prudentes que Shkreli, mais pas très différentes de ce dernier. Elles se disent volontiers au service de toutes les "parties prenantes" (stake-holders), mais elles savent, aussi bien que Shkreli que si elle ne se focalisent pas par-dessus tout sur les profits, elles risquent de faire faillite et de disparaître.

Si vous avez une économie capitaliste, vous ne pouvez pas l’avoir de deux façons : en demandant une efficience sans compromis, en préconisant une forte concurrence et ensuite, soudainement, dans certains cas, en demandant aux capitalistes et aux entrepreneurs de suivre une logique totalement différente. Si vous voulez des résultats différents, alors le gouvernement ne peut rester les bras croisés, mais il doit intervenir et avoir un rôle actif.

Cela me rappelle une histoire que j’ai entendue il y a quelques années. Un joueur de basketball américain (dont je ne me souviens malheureusement plus le nom) refusa d’avoir à être exemplaire du fait qu’il soit un modèle pour les jeunes. Il répondit au journaliste qui le critiquait pour ne pas être exemplaire pour les jeunes en soulignant un fait évident : son rôle est de mettre des paniers, pas d’élever les enfants des autres. Et c’est clairement le point clé : si vous voulez que les enfants soient bien élevés et que les parents s’impliquent davantage, il faut mettre en place des congés payés pour les parents, permettre à ces derniers d’aller plus tard au travail (après qu’ils aient déposé leurs enfants à la crèche) ou encore de donner des aides financières aux enfants, et non garder le système intact et prétendre que c’est le rôle des joueurs de basketball de s’assurer que les enfants soient bien éduqués.

En d’autres mots, les gens suivent une certaine logique de comportement (qui reflète les mœurs sociales dominantes et le cadre institutionnel en place) et si l’on veut changer la logique dans certains domaines, on a besoin d’un gouvernement activiste. Rien n’est gratuit. »

Branko Milanovic, « Nothing comes for free », in globalinequality (blog), 30 octobre 2016. Traduit par Martin Anota