« Le gouvernement américain peut emprunter à des taux d’intérêt très proches de zéro. Les bénéfices à long terme de l’investissement public sont certainement supérieurs à zéro. N’est-il pas évident que les arguments en faveur d’un surcroît d’endettement public sont légion ? que nous pouvons et devons générer de plus larges déficits budgétaires ?

En fait, la réponse n'est pas si évidente que cela.

Certes, les coûts d’endettement du gouvernement américain sont très faibles. En effet, lorsque l’inflation est prise en compte, le gouvernement américain peut emprunter à des taux d’intérêt réels négatifs. De tels taux sont substantiellement plus faibles que le taux de croissance (faible, mais positif) du PIB américain. Même les taux d’intérêt de long terme sont faibles, donc en émettant une dette à long terme, le gouvernement peut être sûr de payer de faibles taux d’intérêt pendant un certain temps.

Certes, si les taux d’intérêt restaient à jamais à un plus faible niveau que les taux de croissance du PIB, cela aurait un avantage énorme pour les finances publiques : Le gouvernement peut émettre de la dette, ne jamais la rembourser, et pourtant le ratio dette publique sur PIB déclinerait régulièrement. Aucune taxe ne serait jamais nécessaire pour assurer la soutenabilité de l’endettement public. Même si l’inégalité était inversée à un moment ou à un autre dans le futur (ce qui peut très bien être le cas), les impôts nécessaires pour maintenir le ratio dette publique sur PIB sur une trajectoire soutenable seraient faibles. Plus le temps du renversement est distant, plus faible sera le montant des impôts nécessaires.

Certes, si l’économie opérait loin de son potentiel, les arguments en faveur de larges déficits publics seraient robustes. Sous de telles conditions, les autorités devraient sûrement accroître l’investissement public et le financer par l’emprunt. Et même une hausse des dépenses courantes, disons des transferts budgétaires directs, serait justifiée : cela accroîtrait la demande agrégée et ramènerait l’économie à son potentiel, avec pas ou peu de coût fiscal. Donc, c’est bon ? Nous pouvons trancher ? Non.

L’économie américaine est proche de son potentiel. Les récentes pressions inflationnistes suggèrent que nous sommes proches du plein emploi. Le taux de croissance du PIB américain, qui a tourné autour de 2 %, est proche des estimations courantes de la croissance potentielle. L’inflation est toujours sous sa cible, mais l’on prévoit qu’elle l’atteindra bientôt.

Cela implique que, si les autorités américaines voulaient éviter une économie en surchauffe, un surcroît de dépenses publiques devrait être compensé par une réduction d’une composante des dépenses privées (qui risque d’être obtenue par une hausse des taux d’intérêt par la Réserve fédérale). Dans la mesure où la réduction risque de se faire sur l’investissement privé, le coût d’opportunité de l’investissement public ne serait pas le taux d’intérêt sur les obligations publiques, mais le produit marginal du capital privé qui s’en trouverait évincé. Etant donné l’état déplorable du capital public aux Etats-Unis, les arguments sont toujours ici en faveur d’une hausse des dépenses publiques et donc d’un creusement des déficits publics, mais ils sont moins robustes.

Y a-t-il des arguments en faveur d’un surcroît d’actions ? La réponse est un oui mitigé.

Il y a des arguments en faveur d’une économie américaine temporairement en surchauffe. La raison tient en ce que nous appelons les effets d’"hystérèse" (ou d’"hystérésis"), quelque chose sur laquelle Larry Summers et moi avions travaillé par le passé et sur laquelle nous sommes toujours en train de travailler. En utilisant ce terme, emprunté à la physique, nous avions suggéré qu’une longue période de faible croissance et de chômage élevé pouvait entraîner des dommages permanents, qui peuvent n’être qu’en partie défaits par une période de surchauffe de l’économie. L’exemple le plus évident ici est celui du taux d’activité, qui a chuté depuis le début de la crise bien plus amplement que ne le justifiait des facteurs structurels, notamment les facteurs démographiques. Notamment, certains chômeurs qui ne parvenaient pas à trouver d’emplois se sont découragés et ont fini par arrêter de rechercher un emploi. Une période de très faible chômage peut inciter certains d’entre eux à retourner dans la population active. Donc, un plus large déficit budgétaire et une certaine surchauffe pourraient faire du bien à l’économie à long terme.

Si la surchauffe est en effet justifiée, elle peut en principe être obtenue grâce à la politique monétaire : la Fed peut retarder la hausse des taux d’intérêt et laisser l’économie se retrouver en surchauffe pendant quelques temps. Il y a cependant un argument amenant à justifier que l’on utilise la politique budgétaire plutôt que la politique monétaire. De plus larges déficits publics et une plus forte demande globale permettraient à la Fed d’accroître ses taux d’intérêt plus rapidement. Dans la mesure où des taux d’intérêt durablement faibles génèrent des risques croissants dans certains secteurs de l’économie, une hausse des taux d’intérêt diminuerait ces risques. De plus hauts taux d’intérêt éloigneraient l’économie de la borne inférieure zéro sur les taux d’intérêt, ce qui donnerait à la Réserve fédérale une plus grande marge de manœuvre si elle fait face à une nouvelle récession.

Qu’en conclure ? Il n’y a pas d’arguments plaidant pour un creusement démesuré des déficits publics aux Etats-Unis. Mais les arguments sont bien en faveur d’une expansion budgétaire, via un surcroît d’investissement public proprement ciblé. Nous devons faire deux remarques ici. La maintenance des infrastructures existantes, qui a été vraiment négligée, peut être moins glamour et politiquement moins attrayant que le lancement de nouveaux grands projets, mais c’est bien avec elle que le gouvernement américain est susceptible de tirer le plus grand bénéfice. Les partenariats privés-publics, qui ont été mentionnés par le programme Trump, peuvent ne pas être le bon outil : en ciblant des projets qui rapportent financièrement, ils risquent de privilégier le mauvais genre d’investissement public. La maintenance et les projets publics plus utiles peuvent avoir des rendements sociaux élevés, mais ils sont susceptibles d’avoir de faibles rendements financiers. »

Olivier Blanchard, « What size fiscal deficits for the United States? », 21 novembre 2016. Traduit par Martin Anota



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