« (…) Nous avons des milliers de volumes historiques sur le communisme et également des milliers de livres faisant l’apologie ou bien la critique du communisme, mais nous n’avons pas encore déterminé avec précision quelle a été sa place dans l’histoire globale (par exemple, nous n’avons pas encore tranché si le colonialisme se serait achevé sans le communisme, si le communisme a poussé le capitalisme à être moins inégal, s’il a promu la mobilité sociale, s’il a accéléré en Asie la transition des sociétés agraires vers les sociétés industrielles, etc.). (…) Nous n’allons probablement pas être capables de le faire pendant un moment, pas tant que les passions qu’il a suscitées ne se seront pas estompées.

La mort de Fidel Castro est un marqueur utile car il était le dernier révolutionnaire communiste canonique : le meneur d’une révolution qui supplanta l’ordre des choses précédente, nationalisa la propriété et régna à travers un Etat à parti unique. Nous pouvons affirmer en toute confiance qu’aucun révolutionnaire communiste aussi canonique que ceux que nous avons connus au vingtième siècle (notamment Lénine, Trotsky, Staline, Mao, Liu Shaoqi, Tito et Fidel) ne va apparaître au cours de ce siècle. L’idée d’une propriété nationalisée et d’une planification centrale est morte. D’une façon très symétrique, l’Utopie qui prit le pouvoir dans un Petrograd glacial en novembre 1917 s’est achevée avec la mort de son dernier grand partisan dans une nation caribéenne en novembre 2016.

Voici quelques idées, certes bien simplifiées, mais que j’espère développer un peu plus tard dans un livre.

Qu’avait été le communisme ? Il a été la première religion séculaire mondiale. Son attrait était vraiment global, à la fois géographiquement et socialement, d’une classe sociale à l’autre : il conquit aussi bien les enfants des riches que les enfants des pauvres, aussi bien les Chinois et les Indiens que les Français et les Russes. Comme la Chrétienté et l’Islam, il exigea de ses fidèles l’abnégation. Comme la Chrétienté (…), il a son prophète, mort dans la semi-obscurité et dont les travaux subversifs se propagèrent entre les mains des étrangers via les moyens de communication fournis par la puissance hégémonique qu’ils essayaient de saper et détruire. A la différence du capitalisme, il fut hautement idéologique. Alors que l’idéologie du capitalisme est assez légère (et souvent malléable et pragmatique), l’idéologie du communisme était inflexible. Le système communiste prenait très au sérieux son idéologie, pas moins sérieusement que ne l'ont fait la Chrétienté et l’Islam. Mais cela ne pouvait conduire qu’à l’émergence de divers mouvements rebelles, désaccords doctrinaux, conflits et tueries, à nouveau comme dans le cas des religions transcendantales.

Bien que le communisme était idéologiquement un mouvement font sur l’économie et dont l’objectif était la création d’une société d’abondance sans classes, ses aspects sont difficiles à saisir dans les confins économistiques étroits. Il combina une concentration extrême du pouvoir politique à une large égalité économique : les économistes modernes comme Acemoglu et Robinson ne peuvent comprendre cela ni le coller dans leur cadre théorique. La plupart des gens aujourd’hui ne le peuvent pas non plus car ils croient que l’objectif de tout pouvoir politique doit être économique.

Le communisme promouvait la mobilité sociale et parvenait à en obtenir une, mais cette mobilité fut obtenue à un prix élevé : certains travailleurs échappaient aux professions mal payés et fatigantes en devenant des bureaucrates mieux payés et placés à un niveau hiérarchique plus élevé que ceux qui échouèrent à s’"échapper". Il créa donc quelque chose de semblable à une société de classes alors même qu’il promettait d’abolir les classes. Dans sa forme la plus dégénérée, il créa des monarchies, comme en Corée du Nord ou dans une certaine mesure en Chine (avec ses "princes héritiers").

Pourquoi a-t-il échoué ? De façon très générale, il échoua parce qu’il s’opposa à deux puissantes passions humaines : la liberté (celle d’exprimer ses opinions ou de faire ce que l’on désire) et la propriété. Ce sont des passions promues par les Lumières. Durant l’ère pré-moderne, la majorité des gens considéraient l’oppression politique ou l’absence de propriété comme données. Or, le communisme n’est pas apparu au Moyen-âge, mais à l’époque moderne, un véritable héritier des Lumières.

Parce qu’il constituait une religion séculaire, il promettait monts et merveilles, chose que l’on peut vérifier sur le plan empirique. Il promettait la libération du travail de l’oppression exercée par les propriétaires (une libération qu’il ne livra qu’en partie) et l’abondance économique (abondance qu’il ne parvint pas à fournir). S’il se révélait de moins en moins capable d’apporter des avancées économiques, c’est avant tout parce que la nature du progrès technique changeait : les innovations provinrent de moins en moins des larges secteurs centralisés et sont devenues de plus en plus décentralisées. Le communisme ne pouvait pas innover dans les domaines qui exigeaient le consentement des consommateurs. Il fournissait donc des tanks, mais pas des stylos, des vaisseaux spatiaux, mais pas du papier toilette.

Est-ce qu’il reviendra ? Nous ne pouvons donner une réponse assurée, mais aujourd’hui il semble peu probable que l’on connaisse un retour de la propriété non privée et de la coordination centralisée de l’activité économique. Le capitalisme, qui s’appuie sur la propriété privée du capital, le salariat et la coordination décentralisée, est pour la première fois dans l’histoire humaine le seul système économique qui existe à travers le monde. Qu’il s’agisse de capitalisme monopolistique, de capitalisme d’Etat ou de capitalisme concurrentiel, les principes de la propriété privée sont aussi bien acceptés en Chine qu’aux Etats-Unis.

Cependant, certaines idées du communisme, notamment les idées religieuses, vont toujours se révéler attrayantes pour certains : son égalitarisme, son internationalisme et l’attente de l’abnégation sont aussi intrinsèquement humains que les pulsions qu’il cherche à supprimer (la quête de liberté et la propriété). Il trouvera donc toujours des partisans parmi ceux qui trouvent répugnants la cupidité et l’esprit acquisiteur qui sous-tendent inévitablement le capitalisme. Mais de notre perspective actuelle, de tels groupes semblent condamnés à rester à jamais aux marges de la société, en créant leurs propres communautés ou en écrivant des traités à faible audience. Bref, ils sont précisément dans la même situation que celle où ils étaient à la fin du dix-neuvième siècle. »

Branko Milanovic, « A secular religion that lasted one century », in globalinequality (blog), 27 novembre 2016. Traduit par Martin Anota