« Peut-être que le fait macroéconomique le plus frappant à propos des pays développés aujourd’hui est la faiblesse que présente la demande globale dans un contexte de taux d’intérêt proches de zéro. Dans le sillage de la crise financière mondiale, nous avions de bons candidats pour expliquer pourquoi la demande restait durablement faible : les legs de la crise, du désendettement des banques aux plans d’austérité adoptés par les gouvernements, en passant par l’anxiété persistante des ménages et des entreprises, peuvent tous expliquer pourquoi, malgré les faibles taux d’intérêt, la demande est restée déprimée. Cette explication est de moins en moins convaincante. Les banques se sont très largement désendettées, l’offre de crédit s’est assouplie, la consolidation budgétaire a été mise en suspens et la crise financière a désormais disparu du rétroviseur. Pourquoi alors ? Peut-être que les stigmates du passé se sont effacés, mais que l’avenir apparaît plus sombre. Les prévisions de croissance potentielle ont en effet été régulièrement révisées à la baisse. Et les ménages et les entreprises (anticipant un avenir plus sombre) ont réduit leurs dépenses, ce qui s’est traduit par une croissance de la demande plus faible que ce que nous pouvions observer en temps normal. (…)

Voici l’analyse plus détaillée.

La croissance de la productivité. Le raisonnement ci-dessus suggère que le ralentissement de la croissance de la productivité est la cause première derrière les dynamiques actuelles (en plus d’une tendance démographique négative), pas juste via le côté de l’offre, mais également via la demande globale.

A quel point devons-nous être pessimistes à propos de la future croissance de la productivité ? Que savons-nous vraiment ? Ma lecture des diverses études sur le sujet m’amène à penser qu’une forte incertitude demeure. Voici mes principales idées.

Si nous regardons ces dix dernières années, nous constatons que la croissance de la productivité a vraiment diminué ; ce n’est pas simplement un problème de mesure. Le processus de rattrapage qui avait entraîné une forte croissance de la productivité en Europe au cours des précédentes décennies s’est interrompu, voire même inversé. Mais, même à la frontière technologique (c’est-à-dire aux Etats-Unis), il y a également un ralentissement. L’innovation semble se poursuivre au même rythme, mais la diffusion (c’est-à-dire l’usage d’innovations en vue d’améliorer les processus productifs et d’accroître la productivité), qui était exceptionnellement forte entre le milieu des années quatre-vingt-dix et le milieu des années deux mille, tend à ralentir.

Les meilleures entreprises semblent continuer de jouir d’une forte croissance de la productivité ; les entreprises qui étaient les moins productives au départ semblent s’être éloignées de la frontière.

Qu’est-ce que cela nous indique pour l’avenir ? Malheureusement, pas grand-chose. Nous ne nous attendions pas à ce que la croissance de la productivité s’accélère entre 1995 et 2005 et nous ne nous attendions pas à ce qu’elle ralentisse ensuite. Et ce n’est pas un cas isolé. Les corrélations entre les moyennes de la croissance de la productivité au cours du temps sont faibles : Par exemple, pour les Etats-Unis depuis le milieu des années soixante-dix, la corrélation des paires successives de moyennes de la croissance de la productivité totale des facteurs sur cinq ans est de seulement 0,20. Bref, je pense que la croissance de la productivité va rester faible, mais il y a beaucoup de facteurs à prendre en compte, notamment beaucoup de risques haussiers.

Le taux d’intérêt neutre. La tendance baissière à long terme du taux d’intérêt d’équilibre (le taux d’intérêt sûr qui est compatible avec une production opérant à son potentiel) que l’on a pu observer depuis le milieu des années quatre-vingt est trop importante pour être ignorée et je pense que ce taux d’équilibre va rester faible pendant encore un bon moment. Mais il y a encore beaucoup d’incertitude et plusieurs risques haussiers.

Premièrement, certains facteurs qui ont contribué à le pousser à la baisse ces dernières décennies peuvent désormais agir en sens inverse. L’excès mondial d’épargne a été en grande partie éliminé : l’excédent du compte courant de la Chine a été réduit de moitié et les amples excédents courants des pays producteurs de pétrole ont laissé place à des déficits. Les changements démographiques entraînent une hausse de la part de retraités dans la population, or ceux-ci sont davantage susceptibles de désépargner que d’épargne. Deuxièmement, comme peuvent le suggérer les précédentes crises financières, "l’aversion des marchés face au risque" va lentement s’estomper, ce qui réduira la demande d’actifs sûrs et augmentera par là même le taux d’intérêt sûr (même si la réglementation financière tend au contraire à stimuler la demande). Troisièmement, le diagnostic ci-dessus suggère qu’une faible croissance de la demande peut refléter un ajustement temporaire provoqué par la révision à la baisse des anticipations de croissance potentielle : s’ils s’attendent à une moindre croissance des revenus, les consommateurs peuvent en conclure qu’ils doivent épargner plus pendant un moment ; si elles s’attendent à une plus lente croissance des ventes, les entreprises peuvent annuler certains projets d’investissement. Mais, une fois l’ajustement achevé, la demande globale est susceptible de se renforcer à nouveau, ce qui entraîne une hausse du taux d’intérêt neutre. Rien de tout cela n’est certain, mais personnellement, je pense que le taux d’intérêt neutre sera plus élevé que ce que prévoient implicitement aujourd’hui les marchés.

Qu’est-ce que les écarts de production (output gaps) négatifs, les piètres perspectives de croissance de la productivité, les faibles taux neutres et la grande incertitude autour de la croissance de la productivité et des taux neutres impliquent pour la politique macroéconomique aujourd’hui ?

Commençons avec la politique monétaire. Dans la plupart des pays, sauf peut-être aux Etats-Unis (…), l’écart de production reste négatif, ce qui plaide en faveur d’un assouplissement de la politique monétaire. Mais certains affirment que les achats d’actifs peuvent finir par devenir contreproductifs. Je crois que nous pouvons en effet être proches de ce point.

A l’inverse de la politique monétaire conventionnelle, les mesures non conventionnelles (notamment les achats d’actifs à plus long terme ou plus risqués) conduisent non seulement à une baisse des taux, mais aussi à une hausse des risques, un point souvent souligné (excessivement) par la Banque des Règlements Internationaux. (...)

Un autre motif d’inquiétude est que la politique monétaire non conventionnelle est susceptible de réduire les profits des banques ; c’est particulièrement le cas avec les taux d’intérêt nominaux négatifs, comme les banques peuvent ne pas vouloir faire répercuter les taux négatifs à certains de leurs déposants (même si, jusqu’à présent, les données empiriques sur les profits bancaires ne montrent pas d’effets significatifs). Si c’est effectivement le cas, l’effet direct positif de la baisse des taux sur la demande globale peut être plus que compensé par l’effet négatif que peut avoir le resserrement de l’offre de crédit bancaire sur cette dernière. A partir d’un certain taux d’intérêt, la politique monétaire non conventionnelle va devenir contreproductive, non seulement en accroissant les risques, mais aussi en diminuant la demande globale. Je ne crois pas que nous en soyons là, mais plus nous nous rapprochons de ce point, plus les nouvelles mesures non conventionnelles que les banques centrales adoptent sont susceptibles de devenir contreproductives.

La responsabilité de la gestion macroéconomique incombe alors à la politique budgétaire. Je crois qu’il y a une réelle marge de manœuvre pour assouplir la politique budgétaire afin de réduire les écarts de production et accroître la production potentielle.

Premièrement, on évalue mieux la marge de manœuvre budgétaire en regardant les paiements des intérêts sur la dette plutôt que le niveau de la dette lui-même. Certes, comme nous l’avons dit précédemment, le taux d’intérêt neutre (et donc le taux sur les obligations publiques) est susceptible de s’accroître à l’avenir, en l’occurrence davantage que ne le suggèrent les actuelles courbes de rendements. Mais vu à quel point les courbes de rendements sont aujourd’hui plates, les gouvernements peuvent s’assurer d’avoir de faibles taux d’intérêt à long terme pour plus d’une décennie.

Deuxièmement, la marge de manœuvre budgétaire est un concept mécanique : elle dépend de la façon par laquelle les investisseurs financiers perçoivent le surcroît de dépenses publiques et le creusement des déficits. S’ils les interprètent comme stimulant la croissance, ils ne vont pas réagir de la même façon que s’ils pensent qu’il ne s’agit qu’une simple expansion de la bureaucratie publique. Par exemple, s’ils voient un ratio dette publique sur PIB de, disons, 100 % comme soutenable (niveau auquel il se situe justement aujourd’hui dans la plupart des pays), il est peu probable qu’ils changent d’avis s’ils voient l’Etat s’endetter davantage, par exemple de deux points de PIB supplémentaires, de façon à renforcer les infrastructures publiques. Si en outre l’effort est réalisé sur deux ans, il peut substantiellement stimuler la demande globale à court terme et accroître la production potentielle à plus long terme.

Troisièmement, ce qui est vrai pour l’investissement privé est également vrai pour l’investissement public : à de plus faibles taux d’intérêt, il fait sens d’accroître l’investissement. Dans la mesure où l’austérité budgétaire s’est faite en grande partie aux dépens de l’investissement public, l’argument en faveur d’un surcroît d’investissement public, qui était déjà robuste dans de nombreux pays, notamment les Etats-Unis, apparaît désormais encore plus puissant.

Quatrièmement, dans la mesure où l’écart de production reste négatif et où la politique monétaire est particulièrement contrainte, il y a un puissant argument pour accroître l’investissement aujourd’hui plutôt que plus tard, à un moment où l’écart de production se sera de nouveau refermé et où seront relevés pour compenser la hausse des dépenses publiques.

Enfin, que dire à propos des fameuses "réformes structurelles" ? Accroître la croissance de la productivité résoudrait plusieurs plaies macroéconomiques auxquelles les pays avancés font actuellement face. Cela rendrait le futur plus attrayant, ce qui contribuerait à stimuler la demande globale et la production aujourd’hui ; cela peut aussi contribuer à pousser le taux d’intérêt neutre à la hausse et à donner plus de marge de manœuvre à la politique monétaire. La principale leçon est toutefois que nous nous devons être réalistes quant à ce que ces réformes peuvent accomplir.

Plusieurs réformes inscrites à l’agenda des pays du G20 ou de l’OCDE sont susceptibles d’avoir un effet ponctuel sur le niveau de la productivité et donc ne sont pas susceptibles de compenser la baisse observée de la croissance de la productivité. En outre, plusieurs de ces réformes ont des effets distributionnels, à la fois en termes de revenus et d’emplois : elles peuvent éliminer les rentes (pensez aux chauffeurs de taxi qui achètent leur licence et voient leur valeur s’effondrer) ou accroître temporairement le chômage (pensez aux réformes de la protection de l’emploi). En effet, c’est souvent pour cette raison que ces réformes sont difficiles à faire passer et à obtenir suffisamment de soutien politique. Il est tentant de dire aux gouvernements de les mettre en œuvre malgré tout. Cependant, dans un contexte d’inégalités de revenu croissantes et de chômage élevé, à moins que les travailleurs qui sont négativement affectés dans le processus puissent vraiment obtenir une compensation, l’arbitrage entre l’effet de productivité et les effets de répartition peut ne pas rester pertinent.

Nous devons donc placer la focale sur les réformes qui peuvent accélérer la croissance de la productivité, que cela concerne l’éducation, les droits de propriété ou le rôle de l’Etat. C’est cependant plus facile à dire qu’à faire. Ces réformes sont plus difficiles à définir et à mettre en place et leurs effets sont bien plus incertains et de plus long terme. Bref, le conseil doit être : choisissez soigneusement vos réformes structurelles et ne comptez pas sur un miracle. »

Olivier Blanchard, « The state of advanced economies and related policy debates: A fall 2016 assessment », PIIE, policy brief, n° 16-14, septembre 2016. Traduit par Martin Anota