« (…) L’affaiblissement du commerce mondial, pense-t-on, constitue une tendance négative qu’il faudrait corriger. Mais cette idée est, au mieux, simpliste.

Le problème tient à la mauvaise compréhension des facteurs qui sont à l’origine de la croissance des échanges au cours des dernières décennies. Certes, il y a eu des efforts pour saisir l’actuel ralentissement. Les dernières Perspectives de l’économie mondiale lui dévouent par exemple tout un chapitre. Mais aucune nouvelle barrière à l’échange significative n’a té identifiée. En fait, le FMI estime que les trois quarts du ralentissement de la croissance des échanges s’expliquent par la "faiblesse globale de l’activité économique", en particulier de l’investissement. Le Fonds affirme que "le ralentissement de la libéralisation commerciale et le récent essor du protectionnisme" ont pu jouer un rôle, même s’il n’est pas quantifiable. Même s’il ne comprend pas clairement ce qui explique les tendances courantes, le rapport du FMI appelle à des actions pour raviver le "cercle vertueux du commerce et de la croissance". La foi dans le commerce est manifestement puissante.

Mais la foi est une partie du problème. Une croyance aveugle dans la mondialisation a poussé beaucoup à la survendre, en suscitant des attentes vis-à-vis de la libéralisation du commerce bien difficiles à satisfaire. Lorsqu’il est devenu manifeste que ces attentes n’étaient pas satisfaites, beaucoup se sentirent dupés et rejetèrent le libre-échange.

Je ne dis pas qu’il n’y a aucun argument empirique en faveur de la libéralisation des échanges. Le démantèlement des barrières à l’échange a permis à des pays de commencer à se spécialiser dans des secteurs dans lesquels ils étaient les plus productifs, ce qui accéléra leur croissance économique et accrut les niveaux de vie de chacun. Et, en effet, entre les années cinquante et les années quatre-vingt, le processus d’élimination des grandes barrières à l’échange qui avaient été érigées durant la Seconde Guerre mondiale généra de larges gains.

Mais ces gains finirent par s’essouffler. La théorie économique indique que les gains que l’on tire de la réduction des barrières à l’échange déclinent à mesure que ces barrières s’affaiblissent. Donc il ne doit pas être surprenant de voir que, au début des années quatre-vingt-dix, lorsque les tarifs douaniers et autres barrières à l’échange avaient déjà atteint de très faibles niveaux, les bénéfices traditionnels de la libéralisation commerciale avaient largement été épuisés. Eliminer ce qui restait des barrières restèrent n’aurait pas eu beaucoup d’effets.

Ce qui a par contre eu un profond impact fut un boom des prix des matières premières long de deux décennies. Les prix élevés permirent aux exportateurs de matières premières d’importer plus et de poursuivre des politiques propices à leur croissance économique, une aubaine pour la croissance mondiale. En outre, parce que les matières premières représentent une large part du commerce mondial, la hausse de leurs prix stimula la valeur totale de ce dernier.

Plutôt que de faire savoir le rôle que les prix des matières premières ont pu jouer dans le commerce et la croissance économique au début des années deux mille, la plupart des économistes et des politiciens attribuèrent ces tendances positives aux politiques de libéralisation des échanges. En faisant cela, ils renforcèrent l’idée que l’"hyper-mondialisation" était la clé pour que chacun obtienne de larges gains. Mais la croissance alimentée par les prix de matières premières élevés, à la différence de celle qui fut alimentée par le démantèlement des barrières à l’échange, provoqua un déclin des niveaux de vie dans les pays avancés qui importaient des matières premières, parce qu’elle réduisit le pouvoir d’achat des travailleurs. Aucun politicien ne fit cette distinction. Donc lorsque les travailleurs des pays avancés virent leur situation économique se détériorer, ils conclurent que la mondialisation était le problème.

Le rôle que les matières premières ont pu jouer pour expliquer les récentes difficultés des travailleurs des pays avancés se reflète dans les différences que l’on observe dans ce que les résidents des Etats-Unis et d’Europe ont pu respectivement vivre. Parce que les Etats-Unis produisent une grande partie du pétrole et du gaz qu’ils consomment, la hausse des prix des matières premières a eu un moindre impact sur l’économie domestique que dans les pays européens.

Mais, pour les travailleurs pris individuellement, l’impact de la hausse des prix des matières premières fut plus fort aux Etats-Unis (et non pas moindre, parce que, en Europe, avec les taxes élevées sur les ventes, un doublement des prix du pétrole brut ne se traduisit que par une hausse modeste des prix à la pompe). Aux Etats-Unis, seuls les producteurs de pétrole et un petit nombre de travailleurs dans ce secteur trouvèrent un profit à ce que les prix du pétrole soient élevés.

Un niveau élevé des prix des matières premières (en particulier du pétrole) créa l’illusion de richesse pour les Etats-Unis, qui, à la différence des pays européens, ne ressentirent pas la nécessité d’accroître ses exportations manufacturières pour équilibrer les comptes extérieurs. Donc les Etats-Unis laissèrent leur secteur manufacturier stagner, comme son solde externe se détériora. Par conséquent, les travailleurs américains se retrouvèrent pressés des deux côtés.

Tout cela survint à peu près à l’instant même où l’accord de l’ALENA était mis en œuvre. Même si la plupart des études montrèrent que les destructions nettes d’emplois dues à l’ALENA furent limitées, celui-ci suscita l’impression que les accords de libre-échange (et la mondialisation en général) étaient un marché de dupe pour les travailleurs américains.

Lorsque la crise financière mondiale éclata en 2008, détruisant la valeur des logements qui avaient permis à ces travailleurs de se sentir riches, ce sont les travailleurs américains qui en supportèrent le coût. Cela créa une ouverture pour des démagogues comme le candidat républicain à la présidence américaine Donald Trump qui gagnent en popularité en promettant la prospérité pour tous grâce au protectionnisme.

Parce qu’elles ont mal compris les causes de l’extraordinaire croissance du commerce au cours des dernières décennies, les élites politiques survendirent la mondialisation. Lorsque l’on voit le fossé entre leurs promesses (explicites et autres) et ce que virent effectivement de nombreux travailleurs, l’actuelle réaction contre l’ouverture commerciale ne doit pas nous surprendre.

Mais il y a de bonnes nouvelles : si le déclin du volume des échanges s’explique par la baisse des prix des matières premières, cela va largement bénéficier aux travailleurs des pays avancés. Peut-être que cela suffira pour que les pressions en faveur de l’instauration de barrières à l’échange bien peu utiles retombent. »

Daniel Gros, « The cost of overhyping globalization », 7 octobre 2016. Traduit par Martin Anota