« Les critiques que suscite mon travail peuvent se révéler enrichissantes, même quand leurs auteurs n’en ont pas saisi les points essentiels. C’est précisément le cas avec la critique que soulève Tim Worstall à l’encontre de mon analyse des liens entre le commerce et l’emploi. Worstall semble étrangement incapable de saisir que ce que l'Economic Policy Institute, Dean Baker et moi-même sommes en train de réaliser n’est pas une analyse des effets des déficits commerciaux sur l’emploi total et il suggère même que nous sommes empêtrés dans une sorte de sophisme en affirmant que les déficits commerciaux réduisent les emplois manufacturiers. Eh oh ! Nous parlons de la composition sectorielle de l’emploi, du déclin des emplois industriels et de l’essor des emplois de services.

Pour autant, la critique soulevée par Worstall m’a convaincu d’être un peu plus formel et je pense que je dois apporter une petite clarification.

Donc, voici ce que j’ai en tête (en l’occurrence, un modèle de commerce international assez standard) : simplifions en considérant que l’économie se compose de deux secteurs, le secteur produisant des biens échangeables et le secteur produisant des biens non échangeables, les biens échangeables étant fondamentalement des biens manufacturés. Supposons que l’économie soit au plein emploi pour simplifier le raisonnement ; alors, la production est toujours sur la frontière des possibilités de production, qui a une pente décroissante sur le schéma.

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Avec un commerce équilibré, la production est égale à la consommation (plus l’investissement, mais regroupons-les ensemble) ; c’est le point A. Lorsque l’économie connaît un déficit commercial, qui trouve un financement, la consommation se tient en-dehors de la frontière des possibilités de production, à un point comme le point B ; par ce point, passe normalement un sentier d’expansion le long duquel la consommation en biens échangeables et en biens non échangeables s’élève. Cependant, la hausse de la consommation de bien non échangeables doit être satisfaite via la production domestique, ce qui signifie que la production de biens échangeables chute.

Donc, un déficit commercial dans l’industrie manufacturière correspond à une chute de la production manufacturière.

(…) Parce qu’un déficit commercial correspond aussi à une hausse des dépenses globales, une partie de ce déficit commercial reflète une hausse de la consommation de biens manufacturés plutôt qu’une réduction de la production ; vous pouvez voir cela sur le schéma, où la chute de la production de biens échangeables est plus faible que le déficit. Quantitativement, cependant, cet effet doit être plutôt faible aux Etats-Unis, puisque la valeur ajoutée dans le secteur manufacturier représente moins de 12 % du PIB.

Conclusion : oui, les déficits commerciaux réduisent la production et l’emploi dans le secteur manufacturier. Ils ont joué un rôle significatif, mais pas exclusif, derrière les pertes que le secteur manufacturier a subies après 2000. »

Paul Krugman, « Analytics of trade deficits and manufacturing employment », in The Conscience of a Liberal (blog), 26 décembre 2016. Traduit par Martin Anota