« (…) D’une certaine façon, il est difficile de rester motivé à propos de l’analyse économique lorsque l’on va avoir un gouvernement qui ne s’intéresse pas à l’analyse, ni à l’empirique, ni à une quelconque forme de vérité. Je vais quand même faire un peu d’analyse de politique économique. C’est en partie une thérapie personnelle, une pause momentanée hors du cauchemar politique et un retour à mes quêtes de mes plus jeunes années. Mais c’est aussi utile : le pouvoir peut ne pas y avoir intérêt, mais le reste d’entre nous avons toujours un intérêt à savoir comment les choses fonctionnent.

Je vais à présent me détendre en observant la façon par laquelle les mesures protectionnistes, en l’occurrence celles annoncées par Trump, affectent le déficit commercial.

Commençons avec les propositions d’instaurer une sorte de TVA américaine, qui inclurait des taxes sur les importations et des déductions sur les exportations. Il y a une confusion générale à propos de ce qu’une TVA fait au commerce. Non, ce n’est pas comme une combinaison d’un droit de douane sur les importations et d’une subvention à l’exportation ; c’est une taxe sur les ventes et, à première approximation, elle n’affecte pas du tout le commerce. Pour comprendre pourquoi, considérez la concurrence entre les biens produits dans l’économie domestique et les biens produits à l’étranger sur deux marchés : le marché domestique et le marché étranger. Comment la TVA ou une taxe semblable à la TVA affectent la concurrence sur chaque marché ? Elle ne le fait pas. Sur le marché étranger, les entreprises domestiques ne payent pas de taxes sur leurs ventes, parce que le TVA est déduite ; les entreprises étrangères ne la payent pas non plus. Sur le marché domestique, les entreprises étrangères payent le droit de douane au taux de la TVA et les entreprises domestiques payent la TVA. Donc les règles du jeu sont les mêmes pour tous sur les marchés domestiques. Bref, une TVA n’est pas une politique protectionniste. Elle n’affecte même pas le taux de change.

Que dire à propos des véritables droits de douane ? Là, les choses sont un peu plus compliquées. Le point de départ pour une analyse simplifiée des soldes commerciaux est l’identité comptable suivante :

solde du compte courant + solde du compte de capital = 0

Où le solde courant désigne le solde commercial dans un sens large du terme, qui inclurait les services et les revenus des investissements.

Les choses se passent alors ainsi : le solde de capital est déterminé par les différences internationales en termes d’opportunités d’épargne et d’investissement, les capitaux affluant dans les pays qui offrent de bons rendements. Le taux de change réel s’ajuste alors pour assurer que le solde commercial compense ces flux de capitaux désirés. Dans ce récit, un droit de douane ne doit pas entraîner une baisse du déficit commercial, aussi longtemps que les capitaux désirent se placer ici ; il va juste entraîner une appréciation du dollar, rendant les produits américains moins compétitifs. Les importations vont certes être plus faibles, mais les exportations également : vous vous retrouvez avec le même solde commercial, mais avec moins d’échanges.

Mais cette histoire est un peu trop simpliste, parce qu’une moindre ouverture au commerce va aussi inhiber les mouvements de capitaux. Pour comprendre pourquoi, considérons tout d’abord un raisonnement par l’absurde. Imaginons que nous découvrions une civilisation sur Alpha du Centaure, trop loin pour tout commerce en biens physiques ou en services. Est-ce que les investisseurs terriens voudraient toutefois acheter des actifs centauriens ? Non, même s’ils en tiraient un rendement, comment pourraient-ils le ramener sur Terre ?

Les flux de capitaux dépendent du potentiel d’échanges en biens et services. Mais comment cela fonctionne-t-il lorsque nous parlons d’ouverture restreinte et non de complète autarcie ? Considérez cela ainsi : lorsque les investisseurs placent leurs fonds dans un pays, ils le font en s’attendant à ce que quelqu’un finisse par extraire les biens et services réels de ce pays et les expédier à l’étranger. Pour le dire autrement, les déficits commerciaux constituent toujours un phénomène temporaire, ils finiront un jour ou l’autre par être suivis par des excédents commerciaux, et vice versa. Considérons le cas du Japon, qui a eu l’habitude de générer de larges excédents commerciaux. Il génère toujours un excédent sur son compte courant, grâce aux revenus qu’il tire des investissements qu’il a réalisés à l’étranger, mais ces derniers temps il génère un déficit significatif sur le commerce de biens (…).

Mais comment un pays réalise-t-il son éventuelle transition d’un déficit commercial à un excédent commercial ? Toutes choses égales par ailleurs, via une dépréciation de son taux de change réel. Et cette éventuelle dépréciation réduit le rendement aux investisseurs étrangers qui achètent des actifs domestiques. La question devient alors : de quelle amplitude le taux de change devra-t-il se déprécier ? Et la réponse à cette question dépend du degré d’ouverture de l’économie. Si le solde commercial doit s’améliorer de, disons, l’équivalent de 5 % du PIB, cela exigera une plus grande dépréciation si les exportations s’élèvent initialement à seulement 5 % du PIB plutôt qu’à 40 % du PIB.

Donc le protectionnisme inhibe les flux de capitaux. Il réduit les flux commerciaux ; cela signifie que de plus amples mouvements du taux de change sont nécessaires pour accommoder les fluctuations du compte de capital ; et ces fluctuations du taux de change réduisent elles-mêmes le rendement de l’investissement international. D’ailleurs, ce raisonnement s’applique a fortiori aux politiques commerciales temporaires. Un droit de douane à la Trump que les gens s’attendent à voir être abrogé un jour ou l’autre par un président un peu plus sain d’esprit pousserait temporairement le dollar à la hausse, mais la perspective d’une future dépréciation inhiberait les investissements aux Etats-Unis.

Les choses sont donc plus compliquées que ne le pensent certains en affirmant que les étrangers y gagnent en nous vendant plus de biens et services qu’ils nous en achètent et que les tarifs douaniers vont régler ce problème. L’appréciation du dollar saperait certains effets des tarifs douaniers unilatéraux et nuiraient finalement aux exportations. Mais un monde plus protectionniste aurait en général de plus faibles flux de capitaux ainsi que moins de commerce ; et les Etats-Unis, en tant que récipiendaires de flux de capitaux, se retrouveraient donc avec un plus faible déficit commercial. »

Paul Krugman, « Tariffs and the trade balance », in The Conscience of a Liberal (blog), 27 décembre 2016. Traduit par Martin Anota