« (…) Les Républicains (…) s’opposèrent farouchement aux déficits lorsqu’un Démocrate était à la Maison Blanche, mais ils se déclarent désormais en faveur de larges hausses de la dette publique sous l’administration Trump. Mais quelqu’un (…) est-il réellement surpris ? (…)

Il est vrai que la volte-face des Républicains (…) est particulièrement troublant au regard du calendrier macroéconomique. Ils considéraient que le déficit budgétaire était le mal absolu à un moment où l’économie était déprimée, où la politique monétaire était contrainte par la borne inférieure zéro (zero lower bound) et où nous avions cruellement besoin d’une expansion budgétaire. Maintenant, ils considèrent que les déficits ne sont pas inoffensifs, c’est-à-dire précisément au moment où l’économie semble assez proche du plein emploi, où la Fed commence à relever les taux et où, même s’ils n’ont pas pour autant disparus, les arguments en faveur d’une expansion budgétaire sont moins robustes (…).

Mais les Républicains vont-ils payer un prix pour leur hypocrisie ? Probablement pas : je pense que les centristes professionnels vont se placer au centre, comme ils le font toujours, pour déclarer que les deux partis sont aussi responsables l’un que l’autre, tandis que les médias vont continuer de canoniser Paul Ryan, qui apparaît toujours Très Sérieux, même lorsqu’il abandonne subitement tous ses soi-disant principes.

Et entretemps les keynésiens reçoivent des commentaires les accusant d’être hypocrites : "Vous étiez en faveur des déficits budgétaires lorsqu’Obama était là, mais maintenant que Trump est à la présidence, vous êtes contre !"

Mais comme je l’ai dit, la situation a changé. Personne ne sait précisément à quel point nous sommes éloignés du plein emploi ; nous avons peu de raisons de nous fier aux estimations du NAIRU, si une telle chose existe à de faibles taux d’inflation. Cependant, certains indicateurs mesurant sans ambigüité les tensions sur le marché du travail montrent clairement que l’économie américaine ressemble bien plus à ce qu’elle était avant la crise qu’au cours de cette dernière. (…) Les salaires sont finalement en train d’augmenter à un rythme raisonnable et les taux de cessation sont plus ou moins normaux, ce qui suggère que les emplois sont relativement faciles à trouver.

Je serais un peu plus tranquille à propos de l’état de l’économie si nous avions plus ou moins du plein emploi avec un taux d’intérêt bien éloigné de sa borne inférieure zéro, puisque la Fed aurait alors une véritable marge de manœuvre pour réduire ses taux lors de la prochaine récession ; c’est parce que ce n’est pas le cas que je pense toujours qu’une modeste relance budgétaire reste appropriée et qu’il vaudrait mieux ne pas davantage resserrer la politique monétaire tant que l’inflation n’est pas plus forte. Mais cela n’a plus grand-chose à voir avec la situation de 2010. Quand la situation macroéconomique change, je change mes recommandations en matière de politique économique. Ce n’est pas ce que vous feriez ? »

Paul Krugman, « Macrohypocrisy », in The Conscience of a Liberal (blog), 6 janvier 2017. Traduit par Martin Anota



« Voici quelques considérations supplémentaires sur la situation macroéconomique : certains d’entre nous passent des années à essayer de convaincre les autres que l’environnement d’après-crise a changé les choses, en particulier en ce qui concerne la politique budgétaire. Maintenant, nous avons un nouveau problème : comment expliquer que les choses sont (quelque peu) revenues à ce qu’elles étaient initialement sans essuyer des "vous avez dit une chose et maintenant vous dites son contraire" ?

La vérité est que des gens comme Simon Wren-Lewis ou moi sont restés cohérents tout du long ; et si nous pouvons dire que les choses sont revenues à ce qu’elles étaient initialement, c’est en appliquant le même cadre théorique qui fonctionnait si bien après 2008 : une version actualisée d’IS-LM.

A nouveau, pensez à la demande globale comme reflétant le taux d’intérêt, toutes choses égales par ailleurs, tandis que la politique monétaire s’oriente normalement à contre-courant des variations du PIB, si bien qu’il y a une courbe LM croissante ; mais parce qu’il est réellement difficile de réduire les taux sous zéro, cette courbe est plate à de faibles niveaux de production. L’équilibre de court terme de la production et des taux d’intérêt correspond au croisement des courbes IS et LM :

Maintenant, considérons les effets de politiques qui vont, toutes choses égales par ailleurs, accroître ou réduire la demande globale ; c’est-à-dire le déplacement de la courbe IS. Dans des circonstances normales, où la courbe IS croise une courbe LM croissante, de tels déplacement ont des effets limités sur la production et l’emploi, parce qu’ils sont compensés par des variations des taux d’intérêt : l’expansion budgétaire entraîne des effets d’éviction, l’austérité des effets d’entraînement et les multiplicateurs keynésiens sont faibles.

Cependant, à la suite de la crise financière, nous avons passé une longue période de temps à la borne inférieure zéro, comme nous le représentons avec la première courbe IS. Dans une telle situation, les déplacements de la courbe IS n’entraînent pas une hausse des taux d’intérêt, il n’y a pas d’effets d’éviction (il y avait en fait des effets d’entraînement, l’accroissement des ventes provoquant une hausse de l’investissement) et les multiplicateurs keynésiens sont élevés. Dans ce monde, la prudence est une folie et la vertu est un vice. Presque tout ce qui stimule les dépenses est une bonne chose ; nous étions dans des mines de charbon, en territoire inconnu, dans l’obscurité.

Cependant, même à l’époque, j’indiquais clairement que cela ne serait pas toujours le cas. Dans l’un de mes billets d’alors, j’avais notamment noté qu’"il faut toujours rappeler que les keynésiens comme moi ne croient pas que des choses comme le paradoxe de l’épargne ou le paradoxe de la flexibilité soient à l’œuvre lorsque l’économie fonctionne normalement. Ce sont des problèmes exceptionnels, qui n’apparaissent que lorsque les taux d’intérêt butent sur leur borne inférieure zéro. Malheureusement, c’est bien dans ce monde-là où nous vivons".

Donc sommes-nous toujours dans cette situation ? Non. Les salaires commencent à s’accroître, les taux de cessation sont de retour à leurs niveaux d’avant-crise, donc nous semblons être assez proches du plein emploi, et la Fed relève ses taux d’intérêt. Donc notre situation semble correspondre à la second courbe IS du schéma. Nous sommes juste à deux doigts de la normalité, ce qui explique pourquoi je pense que la Fed ne doit pas encore normaliser sa politique monétaire et que nous pouvons toujours utiliser une peu de relance budgétaire par sûreté et de très faibles taux d’intérêt plaident toujours pour un accroissement de l’investissement dans les infrastructures. Mais le contexte n’est plus le même qu’il y a quelques années.

Ou plutôt, il n’est plus le même aux Etats-Unis. L’Europe est toujours profondément plongée dans la trappe à liquidité.

(…) Si vous entendez des économistes progressistes dire des choses différentes à propos des déficits de Trump qu’ils n’en ont dit à propos des déficits d’Obama, c’est parce que la situation a changé et les mêmes modèles qui plaidaient pour une relance budgétaire lorsque les Républicains prétendaient faire preuve de prudence fiscale disent que les déficits ne sont désormais plus bénéfiques, même si les Républicains affirment qu’ils le sont toujours. »

Paul Krugman, « The shock of the normal », in The Conscience of a Liberal (blog), 7 janvier 2017. Traduit par Martin Anota