« Les marchés ont fortement réagi à la victoire de Donald Trump, en poussant à la hausse les cours boursiers, les taux d’intérêt à long terme et le dollar. Même si plusieurs facteurs influencent les prix d’actifs, les anticipations d’une politique budgétaire plus expansionniste sous la nouvelle administration (de plus hautes dépenses, de moindres impôts et de plus larges déficits budgétaires) semblent expliquer une large part du récent comportement des marchés.

La réaction de la Réserve fédérale aux propositions de mesures budgétaires a cependant été bien plus timorée que celle des marchés. Janet Yellen, en décembre, a décrit la banque centrale comme opérant sous "des nuages d’incertitude" et les prévisions des responsables de la Fed publiées après la réunion du comité de politique monétaire du mois de décembre présentèrent peu de changements dans leurs propres prévisions en matière de perspectives économiques ou de trajectoire de taux d’intérêt au cours des prochaines années. Comment la Fed prend-elle en compte la politique budgétaire dans son agenda ? Qu’est-ce qui explique l’ample différence entre les réactions de la Fed et des marchés au changement des perspectives budgétaires depuis l’élection ? Je vais discuter de ces questions dans ce billet et je parviendrai à la conclusion que la réponse prudente de la Fed à la probable réorientation budgétaire fait sens, au regard de ce que l’on sait pour l’instant.

Généralement, les responsables de la Fed voient les développements économiques ou politiques au prisme de leurs prévisions économiques. Les développements qui poussent la trajectoire prévue de l’économie loin des objectifs d’emploi et d’inflation de la Fed requièrent une réponse compensatrice de la part de la politique monétaire ; d’autres changements n’en requièrent pas. Par conséquent, pour déterminer la réponse monétaire appropriée à un nouveau programme budgétaire, les responsables de la Fed doivent tout d’abord évaluer les effets probables de ce programme sur l’économie au cours des deux prochaines années.

La politique budgétaire influence l’économie via plusieurs canaux. Les modèles économétriques utilisés à la Fed pour construire les prévisions tendent à résumer les effets budgétaires en termes de variations de la demande agrégée ou de l’offre agrégée. Par exemple, une hausse des dépenses publiques dans les infrastructures ou une réduction d’impôts qui incite les ménages à dépenser tendent à accroître la demande globale. Les politiques budgétaires affectent aussi l’offre globale, par exemple via les incitations fiscales. Pour prévoir l’impact d’un plan de relance sur l’économie, les modélisateurs de la Fed et les responsables politiques doivent évaluer la taille et le calendrier de ces effets d’offre et de demande, ce qu’ils font en se basant sur la théorie et l’expérience historique. Les effets d’un programme budgétaire dépendent aussi de l’état de l’économie lorsque ce programme est mis en œuvre. Lorsque j’étais à la tête de la Fed, je me suis déclaré à plusieurs reprises contre l’austérité budgétaire (les hausses d’impôts et la réduction des dépenses publiques). L’économie, à l’époque, souffrait d’un chômage élevé, alors même que la politique monétaire opérait à proximité de ses limites. J’ai appelé (sans succès) à un assouplissement de la politique budgétaire pour stimuler la demande globale et la création d’emplois. Aujourd’hui, avec une économie proche du plein emploi, la nécessité d’une politique expansionniste, même si elle n’a pas entièrement disparue, est beaucoup moins forte qu’elle ne l’était il y a trois ou quatre ans. Il y a toujours des arguments en faveur d’un assouplissement de la politique budgétaire aujourd’hui ; mais, pour accroître la production sans générer des pressions inflationnistes, les autorités devraient désormais placer la focale sur l’amélioration de la productivité et de l’offre agrégée ; par exemple, en améliorant les infrastructures publiques pour rendre notre économie plus efficace ou des réformes fiscales qui promeuvent l’investissement privé.

Même s’il est difficile de savoir à quel point l’optimisme des marchés s’explique par les annonces faites par la nouvelle administration, la hausse des cours boursiers, des taux d’intérêt et du dollar depuis l’élection est précisément la configuration que la macroéconomie standard s’attendrait à voir dans l’anticipation d’une expansion budgétaire impulsée par Trump. (…) Et pourtant, dans le résumé des prévisions économiques, les participants à la réunion du comité de politique monétaire du mois de décembre n’ont que très peu modifié leurs perspectives économiques. A la médiane, la croissance réelle attendue n’a été relevée que de 0,1 point de pourcentage pour 2017 par rapport à la prévision de septembre, et il n’y a aucun changement pour la prévision de 2018. Il n’y a eu aucun changement des projections médianes d’inflation pour 2017 ou 2018. La trajectoire médiane pour le taux directeur de la Fed inclut seulement une hausse supplémentaire au cours des deux prochaines années ; un petit ajustement, qui ne s’explique seulement que par des changements d’opinion d’une poignée de participants.

Pourquoi est-ce que la réaction de la Fed aux mesures budgétaires annoncées a été si timorée, contrastant avec l’ébullition des marchés ? Les minutes, aussi bien que les commentaires subséquents des responsables de la Fed, suggèrent plusieurs raisons à cela :

1. Face à une forte incertitude, les responsables de la Fed optent souvent pour une approche prudente.

En général, les responsables de la Fed préfèrent ne pas trop perturber les marchés. Par conséquent, (…) les participants à comité de politique monétaire de la Fed veulent avoir une bonne raison avant de signaler un changement de leur stratégie, même provisoirement. Pour l’instant, les perspectives entourant la politique budgétaire sont bien trop floues. En effet (…), les prévisions du comité concernent des scénarii modaux, c’est-à-dire les scénarii les plus probables. Peut-être que les participants au comité considèrent qu’un large programme budgétaire est une éventualité, mais pas l’éventualité la plus probable. En effet, en décembre, les participants à la réunion ont fait état de "risques haussiers" à leurs prévisions. Puisque les prix d’actifs reflètent généralement une moyenne des survenues possibles plutôt que l’éventualité la plus probable, le fait que la Fed se focalise sur les survenues modales peut expliquer une partie de l’écart entre l’apparente prudence des autorités monétaires et l’essor des prix d’actifs.

2. D’après ce que l’on sait actuellement, il n’est pas certain que les effets macroéconomiques à moyen terme des mesures budgétaires soient larges, même si une loi majeure passe.

Pour évaluer les effets d’un programme budgétaire sur la croissance à court terme, les détails (qui sont trop peu disponibles actuellement) importent beaucoup. Selon les minutes, les participants au comité de politique monétaire à la réunion de décembre ont fait part d’une considérable incertitude à propos « du calendrier, de la taille et de la composition » d’un futur plan de relance. Mais je pense que la Fed a étudié plusieurs scénarii budgétaires possibles et que la majorité d’entre eux suggèrent que le programme budgétaire qui sera adopté aura un moindre impact économique à court terme que ne le semblent penser les marchés.

En ce qui concerne la taille et la composition du programme : Une source clé d’incertitude est politique. Les nouvelles mesures budgétaires sont susceptibles de passer dans la mesure où les Républicains contrôlent à la fois la Chambre et le Sénat et où, dans certaines circonstances, les projets budgétaires peuvent être adoptés au Sénat avec une majorité simple. Pourtant, demeurent des points sombres. Par exemple, plusieurs Républicains au Congrès se sont révélés critiques vis-à-vis des déficits ; vont-ils accepter un large plan de relance, si celui-ci se traduit par une forte hausse du déficit budgétaire fédéral ? Surtout, est-ce que les Républicains vont désirer soutenir de fortes hausses des dépenses publiques, notamment dans les infrastructures ? Inversement, si le Congrès opte pour une réduction de l’impact d’un programme d’infrastructures sur le déficit en le finançant via des crédits d’impôts et des partenariats privés-publics, comme le proposait Trump, le programme ne sera que modeste.

De significatives réductions d’impôts semblent probables cette année, mais à nouveau les détails importent. Les réformes structurelles concernant les impôts sur les sociétés sont à l’élude, mais l’éventail des possibles est très large. D’après ce que l’on a entendu de la bouche de Trump et de certains Républicains au Congrès, les réductions d’impôts des ménages, notamment des hauts revenus, sont susceptibles de constituer le plus gros morceau du programme et probablement la partie qui peut le plus facilement trouver un accord. Cependant, (…) les ménages à hauts revenus peuvent épargner l’essentiel de toute réduction d’impôt dont ils bénéficieraient, ce qui implique que de telles réductions d’impôts auront moins d’effets sur la demande globale qu’une dépense publique directe.

En ce qui concerne le calendrier : Personne ne sait aujourd’hui combien de temps le Congrès mettra pour faire passer les lois ; les nouvelles mesures budgétaires seront complexes et contestées. Et, une fois passées, les programmes budgétaires peuvent mettre beaucoup de temps avant d’avoir un effet sur l’activité (les programmes d’infrastructures, par exemple, prennent plusieurs années avant que celles-ci ne soient achevées). Par conséquent, l’impact des nouvelles mesures budgétaires peut se faire ressentir en 2018 ou en 2019 et non en 2017. Bien sûr, cela donne à la Fed plus de temps pour évaluer le programme et déterminer une réponse appropriée.

3. D’autres changements en termes de politique économique vont également avoir des répercussions économiques, qui peuvent renforcer ou compenser les effets budgétaires.

Le nouveau Président a proposé des changements en matière de politique économique dans plusieurs domaines, pas simplement en termes de politique budgétaire. Certaines mesures proposées, notamment les mesures de déréglementation, semblent avoir été bien reçues par les entreprises et les marchés financiers, mais d’autres peuvent aller dans le sens contraire. Par exemple, la possibilité de nouvelles barrières commerciales, voire d’une guerre commerciale, inquiète certaines entreprises et les changements dans le domaine de la santé sont susceptibles de se solder par des gagnants et des perdants. Globalement, selon les minutes de décembre, certains contacts de la Fed au sein de monde des affaires « estiment que leur activité peut bénéficier des changements possibles dans les dépenses fédérales, dans la fiscalité et dans la réglementation, tandis que d’autres ne sont pas convaincus qu’il y aura des changements majeurs ou s’inquiètent que leur activité soit plombée par certaines des propositions en discussion ».

Les minutes ne sont pas explicites, mais il est possible que les participants au comité de politique monétaire considéraient aussi les implications internationales (et les effets retour subséquents sur les Etats-Unis) des propositions de Trump. Par exemple, au Mexique, le peso et les cours boursiers ont déjà été plombés par les inquiétudes relatives aux futures politiques commerciale et migratoire des Etats-Unis. De plus fortes turbulences internationales auraient des implications en retour pour la croissance américaine.

4. Les variations des prix d’actifs peuvent limiter les effets d’un programme budgétaire sur le rythme de la croissance.

Les variations même des prix d’actifs peuvent partiellement compenser les effets de l’éventuel programme budgétaire sur la croissance économique. Par exemple, toutes choses égales par ailleurs, la hausse des taux d’intérêt à long terme depuis l’élection peut réduire les dépenses d’investissement, notamment la construction immobilière, et l’appréciation du dollar peut freiner les exportations. (D’un autre côté, une hausse des cours boursiers tend à soutenir les dépenses des ménages et des entreprises.) Dans les prévisions de la Fed pour la réunion de décembre, selon les minutes, les effets positifs des changements budgétaires supposés sur la croissance et l’inflation étaient "substantiellement contrebalancés" par les effets restrictifs des plus hauts taux d’intérêt à long terme et du plus fort dollar.

Globalement, il semble y avoir de bonnes raisons pour que la Fed reste prudente lorsqu’il s’agit d’incorporer une nouvelle expansion budgétaire majeure dans les prévisions économiques et donc d’anticiper des hausses plus rapides des taux d’intérêt de court terme qu’elle ne le prévoyait précédemment. En raison de l’incertitude à propos du calendrier, de la taille et de la composition du programme budgétaire et de l’incertitude résultante à propos de ses probables effets économiques, les responsables de la Fed tiennent, pour l’instant, à leur prévision de base et traitent un large programme budgétaire comme un "risque haussier". Quand les grandes lignes de la politique budgétaire de l’administration Trump deviendront plus claires, les prévisions (et la politique monétaire) de la Fed s’ajusteront par conséquent. »

Ben Bernanke, « The Fed and fiscal policy », 13 janvier 2017. Traduit par Martin Anota