« Par "libéralisme" j’entends ce que l’on entend par ce terme aux Etats-Unis. Par "blâme" j’entends "le blâme pour l’essor de Trump et d’autres nationalistes et populistes du même acabit".

Quels sont les arguments qui amènent à penser que le libéralisme triomphant qui débuta avec l’effondrement du communisme dans les années quatre-vingt-dix a produit le revers que nous connaissons aujourd’hui ? Je pense qu’ils peuvent être répartis en trois catégories : l’économie, l’intégrité personnelle et l’idéologie.

En économie, le libéralisme épousa le "néo-libéralisme" comme idéologie économique à la place de la social-démocratie. Il défendit, surtout sous le duo Clinton-Blair, la libéralisation financière, le recul de l’Etat-providence et la soi-disant méritocratie qui permettait aux riches de placer leurs enfants dans les meilleures écoles pour être sûrs qu’ils en sortent diplômés et puissent justifier ensuite "méritocratiquement" leurs larges primes salariales au cours de leur vie active. Les accords de libre-échange privilégiaient, comme l’a écrit Dean Baker, les intérêts des riches dans les économies développées à travers la protection des brevets et des droits de propriété intellectuelle et avec peu d’attention, voire aucune, pour les droits du travail. Dans l’arène internationale, sous l’impulsion de la Banque mondiale et du FMI, le néo-libéralisme à la Clinton fut associé aux politiques du Consensus de Washington. Ces dernières semblaient à bien des points de vue des politiques raisonnables, mais elles furent appliquées de façon dogmatique et irréfléchie, en particulier en ce qui concerne les privatisations, et souvent avec l’objectif principal d’assurer que les dettes soient remboursées sans tenir compte des répercussions sociales de ce remboursement sur la population. La Grèce donne la meilleure illustration de telles politiques parce qu’il s’agit d’un pays au cœur de l’Europe et que les conséquences de ces "recouvrements de dettes" sont plus faciles à voir. Mais les mêmes principes furent appliqués ailleurs dans le monde.

Ce qu’il y avait de sous-jacent à de telles politiques fut une idéologie qui voyait le succès économique comme la seule dimension (en plus de certains tropes libéraux que je vais mentionner peu après) à travers laquelle on pouvait exprimer ou mesurer la valeur d’un individu. Cette idéologie a trouvé un large écho à travers le monde, grâce à la mondialisation et au fait qu’elle était plaisante pour la psyché humaine qui aspire à avoir plus. Elle fut donc cohérente avec la nature humaine et elle contribua probablement à fortement accroître la production mondiale et à réduire la pauvreté dans le monde. Mais elle a peut-être conduit à exclure d’autres caractéristiques humaines et à nourrir un ressentiment chez certains, surtout parmi ceux qui ont le moins réussi économiquement, et à les éloigner des valeurs promues par les libéraux.

Corruption. Un corolaire à cet hyper-économisme dans la vie ordinaire était la corruption des élites qui épousèrent le même critère de succès que beaucoup d’autres : l’enrichissement par tous les moyens. Avner Offer l’a décrit lorsqu’il analysa comment la social-démocratie s’est perdue avec le "New Labor" au Royaume-Uni et les "Nouveaux Démocrates" aux Etats-Unis. La corruption de la classe politique, non seulement en Occident, mais aussi dans le reste du monde, a eu un effet profondément corrosif et démoralisant sur les électorats partout dans le monde. Le statut de politicien a de plus en plus été perçu comme une manière d’acquérir des richesses personnelles, d’avoir une carrière comme une autre, en déconnexion avec tout désir réel soit d’assurer un "service public", soit d’essayer de promouvoir ses propres valeurs et d’offrir un véritable leadership. L’« électoralisme », qui consiste à faire tout ce qu’il faut pour être élu, fut le credo politique du libéralisme. En cela, ce dernier présagea les populistes.

Je pense qu’il est important de faire le lien entre, d’une part, l’idéologie du "commercialisme" qui avisa les politiques économiques en Occident et en Chine depuis le début des années quatre-vingt, puis dans les anciens pays du bloc communiste depuis les années quatre-vingt-dix, et, d’autre part, la corruption systémique et envahissante des élites. Puisque réussir signifie amasser beaucoup d’argent, les politiciens ne peuvent évoluer dans une autre dimension (par exemple celle des "idéaux"), ni ne peuvent être élus sans être corrompus parce que leurs campagnes ne peuvent être menées sans argent. C’est illusoire que l’espace politique puisse opérer selon des règles différentes de celles du reste de la société.

Pensée unique. Le libéralisme introduisit un ensemble dogmatique de principes, "la seule façon politiquement correcte de penser" caractérisée par la politique de l’identité et "l’égalité horizontale" (pas de différences salariales, en moyenne, entre les hommes et les femmes, les différentes races ou les religions) qui laissa en fait les inégalités s’emballer sans contrôle. Une hiérarchie tacite fut introduite, où il fallait accepter ces principes édulcorés de l’égalité et réussir économiquement pour ne pas paraître "déplorable". D’autres, ceux qui ne s’en tiraient pas bien économiquement ou qui n’adhéraient pas à tous les principes de la pensée dominante, n’étaient pas seulement des perdants, mais apparaissaient aussi moralement inférieurs.

Les grands prêtres du libéralisme, régnant sur les médias, aimaient à nourrir au même instant des croyances contradictoires (…). Ils usèrent donc de contorsions terminologiques ou comportementales qui allaient contre le bon sens ou révélaient une véritable hypocrisie, par exemple lorsqu’ils disaient "soutenir les troupes" tout en étant "contre la guerre ou lorsqu’ils réalisaient d’importants dons aux écoles privées (notamment pour avoir leurs noms gravés dans les salles de classe) tout en "soutenant l’éducation publique". Leurs contradictions ne les embarrassaient pas (…) : ils pouvaient soutenir des soldats qui tuaient des civils "parce que les soldats nous protègent" et se déclarer contre la guerre et le massacre de civils ; ils pouvaient envoyer leurs enfants dans des écoles privées et se dire en faveur de l’éducation publique ; ils pouvaient s’avouer inquiets à propos du changement climatique, dire aux autres ce qu’ils devaient faire et pourtant émettre plus de CO2 que 99 % de l’humanité. Ce fut idéologiquement une position extrêmement confortable. Elle requérait très peu d’effort mental pour accepter cinq ou six principes (vous pouviez juste lire deux ou trois écrivains qui répétaient ad nauseam les mêmes idées dans les principales publications libérales) et elle vous permettait de faire tout ce que vous vouliez tout affirmant que votre action était éthiquement irréprochable. Tout le monde était le parangon de la vertu et assouvissait toutes ses préférences.

D’autres qui n’ont pas réussi à en tirer des avantages furent ignorés jusqu’à ce que leur insatisfaction explose. Personne parmi les libéraux ne semble trouver curieux (…) qu’un tiers des habitants de l’un des pays les plus éduqués avec l’un des PIB par tête les plus élevés au monde puissent croire au créationnisme ou penser que des extraterrestres guident leur vie. Cela n’importait pas vraiment aux élites tant que ces personnes étaient invisibles.

Ceux qui croyaient en Fukuyama et qui pensaient que les années quatre-vingt-dix constituaient un triomphe qui les laisseraient à jamais au pinacle de l’évolution humaine voient les événements d’aujourd’hui comme une catastrophe, non seulement parce qu’ils peuvent en effet finir par entraîner une catastrophe, mais aussi parce que leur ersatz d’idéologie et leur place dans la société se sont par la même occasion effondrés. (…) »

Branko Milanovic, « Is liberalism to blame? », in globalinequality (blog), 29 janvier 2017. Traduit par Martin Anota