« (…) Plusieurs hypothèses de Malthus à propos du fonctionnement des économies, en particulier avant le début du dix-neuvième, c’est-à-dire avant l’ère de la croissance soutenue, sont bien fondées. Et elles ont des implications qui aident à comprendre le monde de cette époque. Certaines hypothèses de Malthus peuvent aussi être pertinentes pour aujourd’hui. Dans ce billet, je vais tenter de préciser ce que signifie le terme "malthusien" et je vais ensuite me pencher sur certains de ses usages (…).

La stagnation des niveaux de vie


Ma conception d’une économie malthusienne repose sur deux caractéristiques. Premièrement, les niveaux de vie sont négativement reliés à la taille de la population. Cela peut être le cas si nous avons un facteur de production fixe. C’est typiquement le cas des terres agricoles, mais on peut être plus général et dire les ressources naturelles. Tant que les ressources sont inélastiques, que ce soit dû à une limite physique ou au coût excessif de leur usage, la première caractéristique d’une économie malthusienne sera satisfaite.

GRAPHIQUE Population et salaires réels en Angleterre

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(…) Je tire le graphique précédent du livre d’Oded Galor, qu’il tire lui-même de Greg Clark. Quand la population s’effondra après la Peste Noire, les salaires augmentèrent. Ils restèrent élevés tant que la population resta limitée, puis ils chutèrent lorsque la population s’accrut à nouveau.

Salaires et population


La seconde caractéristique est que la croissance démographique est positivement reliée aux niveaux de vie. Cela peut être le cas si les enfants constituent un "bien normal", auquel cas la fertilité augmente lorsque les gens voient leur revenu augmenter. Ou cela peut être le cas si la santé constitue un bien normal, auquel cas les gens prennent plus soin d’eux-mêmes (et de leurs enfants) lorsqu’ils ont de plus hauts revenus. Une plus forte fertilité et/ou une plus faible mortalité accélérerait la croissance démographique.

Ou peut-être que les gens ne font pas de choix conscients comme ceux-là. Peut-être que c’est purement biologique et que les femmes avec de plus hauts niveaux de vie (…) vont avoir plus de chances à mener leurs grossesses jusqu’à leur terme et leurs bébés vont avoir plus de chances de survivre et donc d’enfanter à leur tour. Il n’est pas important ici que la fertilité et la mortalité relèvent ou non de calculs rationnels.

Le travail originel de Malthus impliquait cette relation positive et il semblait avoir en tête une combinaison de choix et de biologie. Ses freins préventifs consistent pour chacun à choisir d’avoir moins d’enfants ou de se marier plus tard, en réponse à de faibles niveaux de vie (donc les niveaux de vie et la fertilité sont positivement reliés). Ses freins positifs étaient la moindre fertilité et la plus forte mortalité qui surviennent automatiquement lorsque les niveaux de vie chutent fortement.

En comparaison à la première caractéristique, les preuves empiriques soutenant la seconde sont ambigües. Le problème majeur est qu’il y a peu de données disponibles sur la fertilité et la mortalité au niveau individuel pour les siècles qui précèdent 1800, si bien qu’il est difficile de tester la relation de ces variables démographiques avec les niveaux de vie. L’Angleterre est le seul territoire pour lequel nous disposons de certaines données, si bien que le débat tend à se focaliser sur la démographie anglaise. Kelly et O Grada (2012) ont trouvé des preuves empiriques confirmant la présence des freins préventifs (c’est-à-dire les taux de mariage) et Cinnirella, Klemp et Weisdorf (2016) trouvent des preuves empiriques suggérant que les naissances étaient plus ou moins espacées en fonction des niveaux de vie. Crafts et Mills (2009), par exemple, conclurent qu’il n’y avait pas de frein positif en vigueur et que les freins préventifs n’agissaient plus au dix-huitième siècle. Si vous cherchez des raisons pour rejeter l’économie malthusienne, alors c’est peut-être cela. Peut-être que la croissance démographique n’est pas positivement reliée aux niveaux de vie après tout.

Mais si cette caractéristique est vérifiée, alors vous obtenez ce que j’appellerais une économie malthusienne. (…) S’il y a seulement quelques personnes, alors en raison de la première caractéristique nous savons que les niveaux de vie sont élevés parce que les ressources par personne sont élevées. Mais de hauts niveaux de vie signifient une forte croissance de la population, donc le nombre de personnes s’accroît et cela réduit la quantité de ressources par personne et donc les niveaux de vie.

S’il y a beaucoup de monde, c’est l’enchaînement inverse. Les ressources sont utilisées par beaucoup, donc les niveaux de vie sont faibles. De faibles niveaux de vie signifient une faible croissance démographique. Quand les ressources sur trop utilisées, cela se traduit par une décroissance démographique et la population diminue. Un déclin de la population signifie plus de ressources par personne et ainsi les niveaux de vie augmentent.

Tout dans le système tend vers un certain niveau intermédiaire où la quantité de ressources par personne et donc le niveau de vie sont à un niveau tel que la croissance de la population est nulle. Sans changement dans la population, il n’y a aucun changement dans les niveaux de vie, donc il n’y a aucun changement de la croissance démographique, donc il n’y a aucun changement dans la population. L’économie stagne au niveau de vie auquel il y a une croissance démographique nulle. Si vous voulez une bonne mathématisation de tout cela, je vous conseille l’étude d’Ashraf et Galor (2011).

Puisque je parle de l’économie malthusienne, voici quelques observations qui ne sont pas immédiatement évidentes par rapport à ce que je viens de décrire. Le niveau stagnant des niveaux de vie n’est pas nécessairement à un minimum biologique. Malthus, éternel pessimiste, pensait que les niveaux de vie seraient poussés à la baisse à un certain strict minimum pour vivre. Ce n’est pas une conclusion qui découle nécessairement de ses deux hypothèses. La croissance de la population peut répondre positivement aux niveaux de vie, même si le niveau de vie auquel la croissance démographique est nulle est assez élevé. Cela dépend des préférences en ce qui concerne les enfants. Toutes les économies malthusiennes ne stagnent pas au même niveau de vie.

Les chocs de productivité ne vont que temporairement accroître les niveaux de vie, mais ils vont accroître de façon permanente la taille de la population. Les chocs de productivité positifs accroissent les niveaux de vie immédiatement pour les survivants, mais cela les pousse à avoir plus d’enfants (ou réduit la mortalité infantile), ce qui conduit à une croissance de la population, donc réduit les niveaux de vie. Les variations de productivité vont donc se traduire par un accroissement de la population, mais pas nécessairement par de plus hauts niveaux de vie. C’est ce qu’Ashraf et Galor (2011) montrent dans les données. (…) La densité démographique est positivement reliée à la productivité agricole en 1500, ce qui est cohérent avec l’effet à long terme de la productivité sur la taille de la population. (…) Les niveaux de vie (les PIB par tête) ne sont pas reliés à cette même productivité agricole en 1500, ce qui est cohérent avec l’absence d’effet à long terme de la productivité sur les niveaux de vie.

L’ajustement vers le niveau de vie stagnant peut pendre beaucoup de temps. (…) Nippe Lagerlof a récemment montré qu’une économie malthusienne avec des chocs de productivité aléatoires et une structure en âges réaliste va présenter des niveaux de vie qui semblent malthusiens dans le sens où ils sont fixes et proches d’un certain niveau stagnant, mais aussi présenter des vagues de croissance et d’effondrement. Nippe a fait surgir une tendance vers la croissance soutenue dans toutes les économies, mais les quatre économies qu’il observe ont des vagues de croissance et d’effondrement s’étendant sur plusieurs décennies, même s’ils ont la même structure malthusienne sous-jacente. Les chocs aléatoires touchant les niveaux de vie persistent au cours du temps en raison de l’effet sur la structure en âges. (…)

Population et prix des facteurs

Le terme "malthusien" a été appliqué à des gens qui affirment que les changements dans la taille de la population, en agissant sur les prix des facteurs, influencent les relations sociales. Les historiens comme Postan et Le Roy Ladurie avancent ce genre de thèse, mais je pense que North et Thomas dans The Rise of the Western World en donnent la meilleure illustration et l’exemple le plus connu parmi les économistes. North et Thomas affirment que les changements dans la population, en modifiant les salaires relatifs et le pouvoir de négociation des paysans, ont contribué à changer les institutions en Europe occidentale avant la Révolution industrielle.

Des gens comme Robert Brenner et Guy Bois ont contesté cette explication (…), en affirmant que Postan et Le Roy Ladurie (et North et Thomas par extension) ignoraient la question des classes pour expliquer les changements touchant les salaires relatifs et les institutions gouvernant le travail. (…) Brenner et Bois affirment que les changements démographiques ne suffisent pas pour modifier les institutions. L’effet des changements démographiques sur les conditions de travail dépendaient du pouvoir politique des paysans, qui n’était pas nécessairement affecté par la population. (…)

Brenner et Bois qualifient de "malthusiens" leurs opposants et leurs théories. Et pour moi, c’est un usage incorrect du terme. L’idée selon laquelle la taille de la population influence des salaires n’est pas malthusienne ; elle est tout simplement économique. Il n’y a rien de malthusien à propos de Postan, Le Roy Ladurie et North et Thomas, du moins quand cela touche à leurs explications du changement institutionnel. Les propos de Brenner et Bois n’en sont pas pour autant faux. Mais ils sont sémantiquement confus.

Les limites à la croissance

Le terme "malthusien" est également utilisé en référence aux limites à la croissance, à l’effondrement environnemental et à d’autres choses de ce genre. Ici, les auteurs croient fermement qu’il y a une offre fixe de ressources disponibles et donc que les niveaux de vie doivent être négativement reliés à la taille de la population.

Vous pouvez classer les personnes parlant de limites à la croissance en deux groupes. Le premier considère la croissance de la population comme donnée et ne se demande pas vraiment si elle répond aux niveaux de vie. Le fait que la croissance de la population soit positive (au niveau global) suffit pour entraîner un déclin des niveaux de vie, si bien que nous devons soit conserver des ressources, soit adopter un certain contrôle des naissances. Le second groupe a internalisé la relation négative post-transition démographique entre niveaux de vie et croissance démographique. Lorsque la planète est tellement habitée que les niveaux de vie chutent, cela va relever le taux de croissance démographique et nous nous retrouvons dans une spirale mortelle vers la misère.

Les idées de chacun de ces groupes sont souvent qualifiées de malthusiennes en raison de l’effet négatif de la population sur les niveaux de vie. Cela n’est qu’en partie vrai. Il n’y a pas de stagnation dans le sens que j’ai employé ci-dessus, dans la mesure où dans chaque cas la croissance démographique se poursuit (lentement ou de façon accélérée) jusqu’à ce que le niveau de vie soit nul. Que l’on pourrait considérer comme stagnant, s’il restait à zéro. (…)

La limite finie des ressources s’assouplit progressivement au cours du temps. (…) Il y a deux raisons à cela. Premièrement, parce que le progrès technique va desserrer certaines contraintes en ressources ou éliminer le besoin de certaines ressources. Deuxièmement, parce que l’élasticité-revenu de la demande pour les biens intensifs en ressources est faible, notre usage de ces ressources ne va pas croître aussi rapidement que les partisans de l’idée de limites à la croissance suggèrent. (…) »

Dietrich Vollrath, « Who are you calling Malthusian? », 8 février 2017. Traduit par Martin Anota