« Dans le cadre de notre mandat, la BCE est prête à faire tout ce qui est nécessaire (whatever it takes) pour préserver l’euro. Et croyez-moi, ce sera suffisant. »

Mario Draghi, le 26 juillet 2012.



« En 2012, la BCE faisait face à une menace mortelle pour l’euro : les craintes d’une redénomination (c’est-à-dire réintroduction de devises domestiques) alimentaient des sorties bancaires dans la périphérie géographique de la zone euro à destination des banques allemandes. Depuis le discours que Mario Draghi tint à Londres ce juillet-là, la BCE a fait des choses qui étaient jusqu’alors impensables de sa part pour soutenir l’euro et assurer la stabilité des prix. Par exemple, depuis mars 2015, la BCE a acquis plus de 1.300 milliards d’euros en obligations émises par les gouvernements de la zone euro, ramenant le total de ses actifs à plus de 3.750 milliards d’euros.

Jusqu’à présent, cela a suffi. Mais est-ce que la BCE peut réellement faire "tout ce qui est nécessaire" ? En définitive, la stabilité monétaire requiert un soutien politique. Sans coopération budgétaire, aucune banque centrale ne peut garantir la valeur de sa devise. Dans une union monétaire, la stabilité requiert aussi un minimum de coopération entre les gouvernements.

Les récents développements en France ont ravivé les inquiétudes à propos du risque de redénomination et du futur de l’euro. Selon les déclarations des représentants du Front national, si leur dirigeante (Marine Le Pen) gagnait les prochaines élections, le projet serait de sortir de la zone euro et de réintroduire le franc français. La France convertirait alors l’essentiel de ses 2.100 milliards de dette publique dans la nouvelle devise et opérerait une dépréciation à la fois pour faciliter le remboursement de la dette publique et pour stimuler la compétitivité du pays.

Les représentants de S&P et Moody’s ont dit que ce serait un défaut. En l’occurrence, ce serait le plus grand défaut souverain de l’histoire. Dans la mesure où Le Pen est en tête dans les sondages et que les pronostiqueurs lui donnent environ une chance sur trois de devenir Présidente, la victoire du FN est clairement dans le champ des possibles. (Rappelons que les probabilités d’une victoire de Trump n’étaient pas aussi élevées quelques mois avant les élections américaines.) Pour comprendre les conséquences (juste de l’accroissement du risque, non de sa réalisation), considérons comment les autres pays-membres de la zone euro réagiraient si la France sortait de la zone euro. Premièrement, les petites économies périphériques (Chypre ? la Grèce ? le Portugal ?) pourraient être incitées à sortir également, rapidement. Si, comme nous le pensons, l’Italie et l’Espagne suivent également, l’euro tel que nous le connaissons serait fini.

Pourquoi se focaliser sur la France et non sur l’Italie ? Au cours des derniers mois, les inquiétudes à propos des banques italiennes ont été bien présentes dans les informations. Le système bancaire italien est sûrement fragile et nécessite une recapitalisation, comme c’est le cas pour des banques dans d’autres pays européens. Mais, finalement, on ne se demande pas s’il est possible de résoudre ce manque de capital, mais comment le résoudre (…). A moins que les autorités s’y prennent vraiment mal, ce n’est pas une menace existentielle pour l’euro.

La redénomination française est différente. Au cœur de l’euro (et de l’Union européenne), se tient la relation politique stable entre la France et l’Allemagne. Un gouvernement français qui abandonnerait l’euro serait un bien plus grand choc politique en Europe qu’une Grande-Bretagne sortant de l’Union européenne. Et comme en 2011 et en 2012, l’accroissement du risque de redénomination (qui surviendrait cette fois-ci de la possibilité d’une sortie de la France) alimenterait la prime de risque et pousserait les capitaux à sortir des économies les plus faibles pour affluer en Allemagne.

(…) Ces écarts de rendements convergèrent dans la période qui précède l’introduction de l’euro, le 1er janvier 1999. Entre 1999 et 2008, ils ne s’élevèrent jamais au-dessus de 50 points de base. (Bien que ce ne soit pas indiqué sur le graphique, c’est également vrai pour la Grèce entre l’instant où elle rejoignit la zone euro, en 2001, et l’intensification de la crise sept ans plus tard.) Surtout, au cours des derniers mois, les écarts de rendements ont commencé à s’élever à nouveau. Pour la France, cette envolée a été de 40 points de base. Pour l’Espagne et l’Italie, les écarts de rendement se sont accrus respectivement de 30 et 50 points de base. Certes, ces écarts restent bien inférieurs à ce qu’elles étaient durant la crise de 2011-2012, mais les signaux avant-coureurs sont pleinement visibles.

GRAPHIQUE Les écarts de rendements à long terme par rapport aux obligations publiques allemandes

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Si les inquiétudes à propos d’une victoire de Le Pen s’accentuaient, la réaction serait susceptible de s’étendre en-dehors du marché obligataire. Les épargnants préfèreraient placer leurs fonds dans des banques de juridictions où ils les croient en sûreté. Ainsi, nous nous attendons à voir des fonds se déplacer des banques françaises, italiennes et espagnoles vers les banques finlandaises, allemandes, luxembourgeoises et hollandaises. Les réglementations européennes indiquent clairement que de tels déplacements ne peuvent être stoppés, sauf dans des circonstances exceptionnelles comme lors de la crise bancaire chypriote. Quand le flux de dépôts d’un pays vers un autre n’est pas équilibré par un flux dans le sens opposé, l’asymétrie apparaît dans le système Target2. En temps normal (disons, avant 2007), le solde cumulé du système est proche de zéro, reflétant les habituels flux et reflux des dépôts d’un pays à l’autre. Cependant, le flux peut être unidirectionnel, comme cela a été le cas à la veille de la crise de la zone euro. A partir du milieu de l’année 2011, les flux s’intensifièrent, comme les déposants de certains pays périphériques perdirent confiance envers leurs banques, la capacité des gouvernements à soutenir ces dernières ou bien les deux.

(…) Les variations d’intensité de la crise de la zone euro se reflètent clairement dans les fluctuations de la taille de ces déséquilibres. Le pic au milieu de l’année 2012 coïncide avec le discours de Draghi à Londres. Le déclin significatif qui s’ensuivit indique le succès rencontré par les mesures agressives de politique monétaire de la BCE mises en œuvre entre 2012 et 2014, notamment les opérations de refinancement de long terme (LTROs), le programme OMT, les nouvelles exigences en matière d’éligibilité des collatéraux et divers programmes d’achats d’actifs.

GRAPHIQUE Les soldes Target2 selon les pays (mensuellement, en milliards d’euros)

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La chose la plus troublante avec ce graphique est que le niveau de soldes de Target2 a déjà retrouvé son pic du milieu de l’année 2012. Le solde créditeur de l’Allemagne est d’environ 800 milliards d’euros (environ 25 % du PIB allemand). D’un autre côté, à la fin de l’année 2016, l’Italie possédait un solde débiteur de 363 milliards d’euros et l’Espagne de 333 milliards d’euros (soit 22 % et 30 % de leur PIB respectif).

Le solde débiteur de la France est toujours de seulement 35 milliards d’euros, mais ce chiffre peut rapidement augmenter. Le coût de déplacement des fonds est négligeable, alors qu’il y a potentiellement d’importants coûts si ces fonds ne sont pas déplacés en cas de victoire du FN. Autrement dit, l’assurance (qu’il y a à retirer son argent d’une banque française, italienne ou espagnole pour le placer vers une banque allemande, danoise ou finlandaise) est virtuellement sans coût. Dès lors que les épargnants croient qu’il y a une différence entre un euro déposé à Madrid, Rome ou Paris et un euro déposé à Frankfort, Amsterdam ou Helsinki, ils sont incités à déplacer leurs fonds (…).

Même si nous avons récemment écrit à propos des risques en Chine, les événements européens suggèrent que la plus grande menace à court terme sur la stabilité financière mondiale n’émane pas de là. Si une panique bancaire commençait avant l’élection française, Target2 faciliterait le flux, tandis que les écarts de rendement s’élèveraient encore davantage. Si le FN gagnait les élections, la mise en œuvre du programme du parti marquerait la fin de l’union monétaire, déclenchant ce que Barry Eichengreen appela un jour "la mère de toutes les crises financières" (mother of all financial crises) comme les créanciers et les débiteurs se battraient pendant des années sur les doits de propriété associés aux redénominations des contrats. Les répercussions sur le reste du monde promettraient une répétition de la crise financière mondiale de 2007-2009 une décennie après.

L’union économique et monétaire (UEM) européenne ne constitue pas, ni n’a jamais constitué, en premier lieu un projet économique. En fait, ses fondateurs virent l’UEM comme un pas vers l’unification politique en Europe. Helmut Kohl a souligné que l’intégration européenne est une question de guerre et de paix au vingt-et-unième siècle. Certains (et peut-être) plusieurs avocats de l’UEM comprenaient qu’une devise commune génèrerait des turbulences, aussi bien financières qu’économiques et politiques. Pourtant, leur expérience du désastre qu’a été le nationalisme européen au vingtième siècle (et des développements politiques qui précédèrent l’euro) les amenait à s’attendre à ce que ces turbulences poussent les futurs dirigeants européens à sacrifier toujours plus grandement la souveraineté nationale pour sauver et avancer l’union politique.

(…) Il semble que la volonté du public de continuer n’a jamais été aussi incertaine. Quand on leur a fait la proposition, les Britanniques ont voté en faveur d’une sortie de l’Union européenne. Est-ce que les Français, lorsqu’ils auront la même opportunité dans quelques mois, opteront aussi pour la sortie de la zone euro ? Est-ce que le nationalisme qui mena aux catastrophes du vingtième siècle refera surface ? Nous ne l’espérons absolument pas. Mais les marchés valorisent le risque, pas l’espoir. »

Stephen Cecchetti et Kermit Schoenholtz, « The future of the euro », in Money & Banking (blog), 13 février 2017. Traduit par Martin Anota