« (...) Je me suis permis de conclure mon dernier cours par une note de réflexion. Je fais savoir que la macroéconomie a commis une erreur en ignorant le rôle de la finance avant la crise, mais je souligne aussi que la lenteur de la reprise qui s'ensuivit est en soi une confirmation du modèle macroéconomique de base : l’austérité est une mauvaise idée à la borne inférieure zéro (zero lower bound), l’assouplissement quantitatif (quantitative easing) n’a pas été inflationniste et les taux d’intérêt sur la dette publique n’ont pas augmenté, mais chuté.

Jusqu’à présent, cela semble familier. Mais je finis mon cours en montrant à mes étudiants le graphique suivant.

GRAPHIQUE Logarithme du PIB britannique et de sa tendance d’avant-crise

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Et je dis que nous n’avons vraiment pas d’idée pour expliquer pourquoi il n’y a pas eu de reprise suite à la Grande Récession, qu’il y a donc encore plein de mystères irrésolus en macroéconomie. L’énigme nous laisse plus perplexe dans le cas du Royaume-Uni parce que la tendance d’avant-crise y était si stable, mais quelque chose de similaire s’est produit dans d’autres pays. Je pense que c’est tout à fait adéquat de finir mon cours avec cette une note d’humilité (et peut-être d’inspiration).

Une manière mécanique d’expliquer ce qui s’est passé est de briser la tendance : suggérer que le progrès technique a ralenti durablement. Cela signifie inévitablement que la période d’avant-crise est transformée en boom. Je me suis montré des plus sceptiques à propos de cette idée, mais je dois admettre qu’une partie de mon scepticisme vient des idées traditionnelles à propos de la façon par laquelle l’inflation se comporterait dans un boom.

Cependant une autre explication que j’ai toujours eu à l’esprit et que d’autres ont commencé à explorer est que peut-être nous sommes restés dans une période durable de demande insuffisante. La théorie keynésienne suggère qu’une telle possibilité peut survenir. Supposons que les entreprises et les consommateurs en viennent à croire que l’écart de production (output gap) est actuellement nul alors même qu’il ne l’est pas et qu’ils croient de façon erronée que la récession provoqua un changement significatif du PIB potentiel, mais aussi de son taux de croissance. Supposons aussi que les travailleurs au chômage reviennent eux-mêmes à l’emploi en réduisant leur salaire (réel) ou disparaissent en cessant de chercher un emploi. La première éventualité s’observe notamment si les entreprises choisissent des techniques de production plus intensives en travail : pour laver les voitures, elles peuvent remplacer les machines par des travailleurs avec des lances.

Dans cette situation, comment savons-nous que nous souffrons d’une insuffisance de la demande globale ? La réponse traditionnelle en macroéconomie est la déflation nominale : la chute des prix et des salaires. Mais parce que des travailleurs sont déjà revenu à l’emploi en acceptant une baisse de salaire, plus rien d’autre ne va venir du côté des salaires. Donc pourquoi est-ce que les entreprises réduiraient les prix ?

Si la tendance d’avant-crise s’applique toujours, cela signifie qu’il y a de nombreuses innovations attendant de s’incarner dans un nouvel investissement. Avec ce nouveau capital bien plus efficace en place, soit les entreprises accroîtraient leurs profits en vendant à leur marché existant, soit elles essaieraient d’accroître leur part de marché en vendant moins cher que leurs concurrents. Nous observerions alors une reprise tirée par l’investissement, accompagnée par une hausse de la productivité et peut-être une baisse des prix.

Mais supposons que les innovations ne soient pas suffisamment profitables pour générer une hausse des profits qui justifierait d’entreprendre l’investissement, même si les coûts d’emprunt sont faibles. Ce qui explique le mieux pourquoi le progrès technique incarné prend place, c’est peut-être le besoin de satisfaire un marché en croissance. L’entreprise doit installer de nouvelles capacités pour satisfaire la demande croissante que rencontre son produit et c’est alors qu’il apparaît nécessaire d’investir en équipements qui incarnent les nouvelles innovations. L’accélérateur reste un modèle empirique d’investissement très efficace. (…) Mais si les croyances sont telles que l’on ne s’attend pas à ce que le marché s’étende autant, parce que les entreprises croient que l’économie est "à la tendance" et que le taux de croissance est maintenant très faible, alors le besoin d’investir pour honorer un marché en croissance se fait moins pressant.

L’idée remonte bien sûr à Keynes et aux esprits animaux. D’autres ont plus récemment reformulé des idées similaires, notamment Roger Farmer. C’est un peu différent de l’idée d’ajouter une croissance endogène à un modèle keynésien, comme dans ce papier de Benigno et Fornaro par exemple. Je suppose dans cette discussion que la production potentielle n’a pas été perdue, parce que l’innovation n’a pas ralenti, mais qu’elle n’est simplement pas utilisée.

C’est cette possibilité qui est la raison pour laquelle j’ai toujours affirmé que les banques centrales et les gouvernements auraient dû être un peu plus ambitieux dans la stimulation de la demande globale après la Grande Récession. Comme j’ai déjà pu l’affirmer, mais d’autres aussi, vous n’avez pas à donner une très forte probabilité au scénario selon lequel la demande va créer de l’offre avant que cela justifie (…) de laisser l’économie aller en surchauffe. Chaque fois que je vois les données ci-dessus, je me demande si nous ne nous sommes pas infligés cela nous-mêmes par une combinaison d’austérité destructrice et de timidité. »

Simon Wren-Lewis, « A self-fulfilling expectations led recession? », in Mainly Macro (blog), 2 mars 2017. Traduit par Martin Anota



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