« (…) Ici je voudrais discuter de certaines nouvelles preuves empiriques en ce qui concerne la hausse de la part des profits dans la production, un complément à la baisse des coûts du travail, et voir comment cela peut influencer la productivité mesurée. Les preuves empiriques suggérant que la part du profit augmente sont importantes, parce qu’il ne s’ensuit pas nécessairement qu’une chute de la part du travail réduise la croissance de la productivité ; cela n’a toujours été qu’une possibilité. Avec une part du profit croissante, je pense que vous pouvez faire un lien plus direct avec la baisse de la productivité mesurée.

Les preuves empiriques suggérant une hausse des parts du profit et des marges


La récente étude de Simcha Barkai fournit des preuves empiriques suggérant que non seulement la part du travail chute, mais aussi la part du capital. Cette combinaison implique que la part du profit dans la production s’accroît. Et par profit, il entend les profits économiques (c’est-à-dire les rentes), par opposition aux profits comptables. Les études antérieures qui ont mis en évidence une chute de la part du travail ont soit ignoré la possibilité que cela puisse signifier une hausse de la part du profit, soit supposé implicitement que cela signifiait une hausse de la part du profit. Barkai montre lui qu’il y a une forte hausse de la part du profit au cours du temps. (…)

La hausse de la part des profits dans la production semble cohérente avec certaines preuves empiriques concernant l’épargne des entreprises. Chen, Karabounis et Neiman ont montré que la source de l’épargne dans l’économie mondiale n’est plus les ménages, mais les entreprises. Etant donné que le comportement de l’investissement est resté relativement le même au cours du temps, cela signifie que les entreprises ont connu une amélioration de leur situation financière. Alors qu’elles étaient auparavant débiteurs nets (en empruntant auprès des ménages pour acheter des biens d’investissement), elles sont désormais des créanciers nets (en utilisant leur propre argent pour acheter des biens d’investissement). (…)

L’effet des marges sur les niveaux de productivité

Les entreprises génèrent du profit en fixant un prix supérieur à leurs coûts marginaux. Donc si les profits sont élevés, cela implique que la marge a augmenté. Pour dire quelque chose à propos de l’effet que la hausse des marges peut avoir sur la productivité, nous devons avoir une certaine idée pour expliquer pourquoi les entreprises sont capables d’avoir une marge au-delà du coût marginal et aussi une certaine idée de ce qui influence cette marge (mark-up).

Pour l’explication, nous supposons que les entreprises ont un certain pouvoir de marché basé sur… quelque chose les concernant. Peut-être qu’elles ont un brevet sur un produit, ce qui les a placé en situation de monopole. Ou peut-être qu’elles ont créé une certaine marque ou disposent d’une certaine réputation (méritée ou non) quant à la qualité de leur produit, ce qui amène les gens à ne désirer que ce dernier. Pensez à Apple. Ou peut-être qu’elles ont un certain avantage spatial, comme en dispose un café dans une station très fréquentée. Qu’importe la raison, ces entreprises ont assez de pouvoir de marché pour avoir une marge.

Qu’est-ce qui détermine le niveau de cette marge et pourquoi changerait-elle ? En général, l’élasticité-prix de la demande pour leurs produits est ce qui importe ici. Plus l’élasticité-prix est élevée (plus la courbe de la demande est plate), moins une entreprise a du pouvoir de marché et moins leur marge est élevée. Plus l’élasticité-prix est élevée (plus la courbe de demande est pentue), plus une entreprise dispose de pouvoir de marché et plus elle peut avoir une marge importante.

Une élasticité-prix serait élevée s’il y avait plein de substituts proches pour le produit, si bien que les gens pourraient facilement abandonner le produit si son prix augmentait un peu. Pensez aux stations essence, qui ont un faible pouvoir de marché en raison de leur localisation spatiale. Mais beaucoup de gens s’arrêteraient d’aller à une station essence qui augmenterait ses prix de quelques centimes. Une élasticité-prix serait faible s’il n’y avait que quelques substituts pour le produit ou si le produit était un complément à d’autres produits que les gens achètent. Ensuite, qu’importe ce que l’entreprise fixe comme prix, les gens lui achèteront son produit. Pensez à un iPhone. Apple a convaincu les gens (qu’importe que vous y croyez ou pas) qu’il n’y a pas de substitut à un iPhone, que les autres smartphones sont tout simplement différents. Donc Apple peut vendre un iPhone à 600 dollars, alors que le coût marginal est très certainement proche de 100 dollars.

Quand les preuves empiriques disent que les marges vont à la hausse, alors une interprétation pourrait être que l’élasticité-prix de la demande pour différents biens a diminué. Cela pourrait être le cas si les gens sont devenus difficiles. Je veux un iPhone, pas un Samsung. Je veux un doublé thé chai au lait, pas un café. (…) Imaginons que chacun se comporte comme une ado de 13 ans.

Maintenant, si les marges sont plus élevées parce que l’élasticité-prix de la demande pour des biens individuels est plus faible, qu’est-ce que cela implique pour la productivité mesurée ? Bien, dans la plupart des cadres typiques, cela diminuerait la productivité mesurée. Pourquoi ? Une baisse de l’élasticité-prix de la demande provient d’une baisse de l’élasticité de substitution entre différents produits. Et une faible élasticité de substitution entre les produits signifie que la plupart de nos intrants (le travail, le capital) finissent par se retrouver dans les entreprises ou secteurs les moins productifs. La productivité mesurée a freiné dans ce cas en raison de la concentration d’intrants dans ces secteurs à faible productivité.

Si c’est bien cela qui se passe, alors nous devrions voir des symptômes proches de ceux de la "maladie des coûts" de Baumol. Les facteurs de production (le capital et le travail) devraient aller dans les secteurs les moins productifs et le prix relatif de la production dans ces secteurs devrait augmenter. Ici je pense que vous devriez faire référence à la hausse rapide du prix de la garde d’enfants, de l’éducation et de la santé, parmi d’autres activités, pour étayer l’argument. Résumons cette optique. L’élasticité de substitution entre produits a décliné au cours du temps. Cela se traduit (1) par une hausse des profits, comme les entreprises jouissent d’une hausse de pouvoir de marché lorsque les gens ne désirent pas se détourner de leurs produits et (2) par une baisse de la productivité mesurée, comme les ressources se concentrent davantage dans les secteurs à faible productivité. Dans ce cas, la hausse des profits n’est pas une cause de la baisse de la productivité.

Le problème avec cette explication est qu’elle dépend du changement des préférences. Il n’est pas clair pourquoi l’élasticité de substitution entre produits dans de larges secteurs se serait réduite. (…)

Concentration et pouvoir de marché


Une explication alternative pour faire sens avec la hausse des profits et la baisse de la productivité serait la concentration des entreprises au sein des secteurs. Imaginez que vous ayez un certain nombre de secteurs : la santé, le transport, l’industrie, l’éducation, etc. Et que les préférences soient telles que les productions de ces secteurs soient complémentaires, avec une faible élasticité de substitution entre elles.

Dans chaque secteur, les gens désirent substituer entre les productions des différentes entreprises. Les entreprises sont engagées dans une concurrence à la Cournot : elles essayent de faire un maximum de profit en prenant en compte les réactions des autres entreprises. Le résultat fondamental dans un cadre à la Cournot est que la marge des entreprises augmente lorsque le nombre d’entreprises diminue. Moins d’entreprises, moins de concurrence, plus de marges. On peut lire les preuves empiriques d’une hausse des parts de profit dans l’étude de Barkai comme cohérents avec l’idée d’un déclin du nombre d’entreprises en concurrence les unes avec les autres dans chaque secteur.

Et je pense que cela entraînerait une baisse de la productivité agrégée. Pour les secteurs avec moins d’entreprises, celles-ci produiraient moins et, si le coût marginal est constant comme dans un cadre typique à la Cournot, cela signifie que moins d’intrants sont utilisés. Parce que les productions des différents secteurs sont complémentaires, nous n’aimons pas avoir moins de production dans un secteur donné, donc de façon à convaincre ce secteur de produire plus, nous accepter de payer un prix plus élevé. S’il faut payer un prix plus élevé pour obtenir la production d’un secteur donnée, c’est comme si le niveau de productivité avait baissé dans ce secteur. Et parce que les différents secteurs sont complémentaires, la productivité agrégée est poussée à la baisse, alourdie par les secteurs les moins productifs. La concentration dans quelques secteurs va dont freiner la productivité au niveau agrégée. (…)

Offres de facteurs et PIB

Mais attendez, il y a plus ! La productivité peut être affectée par la hausse des marges et, même indépendamment de cela, le PIB est influencé par les offres de facteurs. Une hausse des marges ou des profits se fit au prix d’une réduction de la part de la production allant au capital et au travail. Ce qui signifie que le rendement qu’il y a à fournir du capital et du travail est plus faible. Et s’il y une élasticité à l’offre de ces facteurs, alors les gens ont certainement fourni moins de capital et moins de travail en réponse à la chute des parts du capital et du travail. Une baisse du capital et du travail a dû se traduire par une baisse du PIB total (et du PIB par tête), même si la productivité est restée la même. Et si la productivité s’en est également trouvée affectée, alors l’effet d’une hausse des parts du profit sur le PIB a été encore plus large.

Pour résumer, une hausse de la part du profit (soit directement, soit en implication de l’essor de l’épargne des entreprises) peut expliquer une partie du ralentissement de la productivité et de la croissance du PIB au cours des vingt, voire trente dernières années. Il est difficile pour moi de chiffrer précisément cette contribution, mais il est utile de mieux l’explorer. »

Dietrich Vollrath, « Profits and productivity », 6 mars 2017. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Et si la chute de la part du travail s'expliquait par la plus forte concentration des entreprises ? »