« (…) Ryan Avent (…), dans son dernier livre, a cherché à expliquer comment un profond changement technologique peut aller de pair avec une stagnation des salaires réels et une faible croissance de la productivité. D’après ce que je comprends, il affirme que les grandes avancées technologiques surviennent dans un secteur limité de l’économie et qu’elles poussent les travailleurs à aller dans les professions à faible salaire et faible productivité.

Mais je dois admettre que j’ai tout d’abord eu des difficultés à bien saisir ses propos ou à les concilier avec un cadre économique standard. Je cherche donc à savoir dans quelle mesure il est possible de capturer son récit dans un petit modèle d’équilibre général – fondamentalement le genre de modèle que j’ai appris il y a bien longtemps, lorsque j’étudiais la vieille théorie du commerce international.

Actuellement, je pense que ce genre d’analyse relève quelque peu d’un art perdu. Il fut un temps où la plupart des théories du commerce impliquaient des diagrammes illustrant des modèles à deux facteurs, deux biens et deux facteurs ; il n’y en a plus beaucoup ces jours-ci. Et il est vrai que des petits modèles peuvent être trompeurs et que le raisonnement géométrique peut vous induire en erreur. Il est également vrai, cependant, que ce style de modélisation peut vraiment vous aider à comprendre comment les différents morceaux d’une économie collent les uns aux autres, bien plus que ne peuvent le faire l’algèbre et le verbiage.

Ici, je vais utiliser un cadre qui correspond fondamentalement au diagramme de Lerner, mais adapté à une toute autre question, soit par souci de clarification, soit par nostalgie (je ne sais pas exactement quelle raison l’emporte sur l’autre).

Imaginons une économie qui produit seulement un bien, mais qui peut le faire en utilisant deux techniques, soit la technique A, qui est intensive en capital, soit la technique B, qui est intensive en travail. Je représente ces techniques sur le schéma n° 1 en montrant leurs coefficients d’intrants unitaires.

SCHEMA 1

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Ici, AB est l’isoquant unitaire de l’économie, les diverses combinaisons de capital (K) et de travail (L) qu’elle peut utiliser pour produire une unité de production. E est la dotation de l’économie en facteurs ; tant que le ratio agrégé K/L est entre les intensités factorielles de ces deux techniques, les deux seront utilisées. Dans ce cas, le ratio salaire sur loyer (s/r) sera la pente de la ligne AB.

Attendez, ce n’est pas fini. Puisque tout point sur la ligne passant via A et B a la même valeur, le lieu où elle touche l’abscisse correspond au montant de travail nécessaire pour acheter une unité de production, l’inverse du taux de salaire réel. Et la production totale est le ratio de la distance entre l’origine et E, divisée par la distance à AB, si bien que cette distance est 1/PIB.

Vous pouvez aussi déduire l’allocation des ressources entre A et B ; pour ne pas encombrer davantage le premier diagramme, je le montre sur le schéma n° 2, qui utilise les ratios K/L des deux techniques et la dotation globale E :

SCHEMA 2

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A présent, voici l’histoire d’Avent. Je pense qu’on peut la représenter comme un progrès technique affectant A et qui rend peut-être aussi A encore plus intensive en capital. Donc cela correspondrait à un mouvement vers le sud-ouest, vers un point comme A’ sur le schéma n° 3.

SCHEMA 3
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Nous pouvons voir immédiatement que cela va entraîner une chute du salaire réel, parce que 1/w doit augmenter. Le PIB et donc la productivité doivent augmenter, mais peut-être pas beaucoup si l’économie utilisait principalement la technique intensive en travail.

Et que dire à propos de l’allocation de la main-d’œuvre entre les différents secteurs ? Nous pouvons en parlant en utilisant le schéma n° 4, où le progrès technique touchant le secteur A intensif en capital entraîne un accroissement de la part de la main-d’œuvre employée dans le secteur B intensif en travail.

SCHEMA 4
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Donc oui, il est possible pour une simple analyse en équilibre général de saisir l’essentiel des intuitions d’Avent. Cela ne signifie pas, bien sûr, qu’il ait raison empiriquement. Et il y a d’autres choses dans son raisonnement, telles que des effets hypothétiques sur la direction de l’innovation, qui ne sont pas pris en compte ici. Mais, au moins, j’ai trouvé que cette façon de faire permettait de bien clarifier les choses. (….) »

Paul Krugman, « Robot geometry », 20 mars 2017. Traduit par Martin Anota