« Pourquoi est-ce que les taux d’intérêt sont-ils restés si longtemps si faibles après la crise financière et semblent promis à le rester durant le futur immédiat ? Une façon d’aborder ces questions consiste à utiliser l’identité comptable selon laquelle l’épargne doit être égale aux dépenses d’investissement physique et à affirmer que les faibles taux ont été nécessaires pour que les dépenses d’investissement soient suffisamment stimulées pour égaler l’épargne. De cette perspective, l’éventualité d’une reprise des taux d’intérêt dépend des causes de la faiblesse des dépenses d’investissement : s’explique-t-elle principalement par des tendances démographiques séculaires qui constituent un frein de long terme sur la demande globale ou bien par les effets résiduels de la crise financière ?

Un excès d’épargne malgré l’identité entre l’investissement et l’épargne au niveau mondial


Sur le plan comptable, le revenu mondial se répartit entre la consommation et l’épargne ; les dépenses se répartissent entre la consommation et l’investissement, auquel cas l’argent est dépensé pour remplacer ou accroître le stock de capital physique. Avec un revenu mondial forcément égal aux dépenses, les deux identités comptables, prises ensemble, impliquent que l’épargne brute mondiale (celle des ménages, des entreprises et des Etats) doit toujours être égale aux dépenses d’investissement brutes.

Au niveau national, cependant, l’épargne n’est pas forcément égale aux dépenses d’investissement, ce qui conduit à des déséquilibres globaux (des excédents et des déficits d’épargne nets) qui s’annulent au niveau de l’ensemble des pays. Certains pays comme la Chine et le Japon épargnent plus qu’ils n’en ont besoin pour financer leurs dépenses d’investissement, si bien qu’ils dépensent leur excès d’épargne à l’étranger. D’autres pays, comme les Etats-Unis, ont des déficits d’épargne nets et empruntent auprès du reste du monde, notamment de la Chine.

Les dynamiques d’épargne et d’investissement mondiales ont joué un rôle important dans l’idée d’un excès d’épargne (saving glut) proposée par Ben Bernanke en 2005 pour expliquer les forces derrière l’emprunt des Etats-Unis vis-à-vis du reste du monde. Bernanke affirmait que les larges excédents d’épargne nets qu’accumulaient l’Asie de l’est (après que la crise financière de 1997 ait déprimé les dépenses d’investissement de la région) et les pays exportateurs de pétrole (après qu’une hausse significative des prix du pétrole ait accru leur épargne) avaient généré un excès mondial d’épargne. Cette ample masse d’épargne devait aller ailleurs et elle finit aux Etats-Unis, où, en réduisant les taux d’intérêt, elle stimula suffisamment les dépenses d’investissement des Etats-Unis pour absorber l’excédent d’épargne étrangère. Bernanke a de nouveau développé cette idée en 2007, en donnant un rôle crucial à l’excès mondial d’épargne pour expliquer pourquoi les taux d’intérêt à long terme américains restaient faibles malgré le resserrement de la politique monétaire américaine.

L’effondrement de l’investissement dans les économies avancées


Le graphique 1 montre que le déclin des dépenses mondiales dans l’investissement (en pourcentage du PIB) en 2008-2009 a reflété des tendances touchant les seules économies développées, avec les dépenses d’investissement dans les pays en développement restant globalement inchangées. Les dépenses d’investissement mondiales ont connu une reprise ensuite et elles sont actuellement relativement élevées, stimulées par de fortes dépenses dans les économies émergentes qui sont bien au-dessus de leurs niveaux d’avant-crise. Ce qui se distingue est la reprise plate des dépenses d’investissement dans les économies développées malgré de faibles taux d’intérêt. Par exemple, les taux d’intérêt des titres publics à cinq ans au cours des cinq dernières années ont atteint en moyenne 2,1 % aux Etats-Unis, 1 % en Allemagne et 0,5 % au Japon, alors qu’ils atteignaient respectivement 4,4 %, 4,2 % et 1,3 % entre 2000 et 2005.

GRAPHIQUE 1 Tendances de l’investissement dans le monde (en % du PIB)

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Le graphique 2 montre cette chute des dépenses d’investissement dans les pays développés a été généralisée ; le Japon, l’union européenne et les Etats-Unis dépensent moins qu’ils ne le faisaient entre 2000 et 2005. Les Etats-Unis ont connu la plus forte chute parmi les trois régions durant la crise financière et la reprise a laissé jusqu’à présent le ratio investissement sur PIB plus de 3 points inférieur à la moyenne qu’il atteignait entre 2000 et 2005. L’Union européenne et le Japon ont connu une chute de 2 points de pourcentage de la part de l’investissement dans leur PIB au cours de la même période.

GRAPHIQUE 2 Dépenses d’investissement dans les économies avancées (en % du PIB)

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Qu’est-ce qui pèse sur l’investissement ? Facteurs séculaires versus facteurs conjoncturels


La faiblesse des dépenses d’investissement que l’on observe malgré les très faibles taux d’intérêt a entraîné un vif débat autour de ses possibles causes. Une possibilité est que le ralentissement de la croissance démographique, couplée au vieillissement de la population en âge de travailler dans les pays développés, réduise la croissance potentielle mondiale. Si c’est le cas, les dépenses d’investissement sont principalement freinées par une réduction de la croissance de la production attendue et de la demande de logements. Selon les prévisions des Nations unies, la croissance démographique dans l’ensemble des pays développés va ralentir, en passant de 0,6 % sur la période entre 2000 et 2005 à 0,4 % au cours des cinq prochaines années. En outre, la population de ces pays vieillit, avec la part des plus de 65 ans dans la population passant de 14,1 % en 2005 à 16,3 % en 2015, puis à 17,9 % en 2020 selon les prévisions.

Une explication alternative est que la crise financière mondiale a laissé les entreprises, les ménages et les gouvernements moins enclins, moins aptes à emprunter qu’ils ne l’étaient auparavant. Cette explication conjoncturelle suggère que l’investissement pourrait connaître une reprise rapide lorsque ces freins finiront de disparaître, tandis que l’explication démographique séculaire suggère que les taux d’intérêt vont rester sous pression à long terme (…).

GRAPHIQUE 3 Dépenses d’investissement résidentiel (en % du PIB)

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Les graphiques 3 et 4 montrent que les facteurs freinant les dépenses d’investissement affectent à la fois l’investissement résidentiel et l’investissement non résidentiel dans les économies avancées. Les dépenses résidentielles aux Etats-Unis, rapportées au PIB, étaient en 2016 inférieures de 1,5 point de pourcentage par rapport à leur moyenne entre 2000 et 2005, tandis que les dépenses étaient presque inférieures de 1 point de pourcentage dans l’Union européenne et au Japon par rapport à leur moyenne entre 2000 et 2005. La chute des dépenses résidentielles explique la moitié de la chuté de la chute de l’investissement total dans les économies développées, alors même que ces investissement ne représentent que le quart de l’ensemble des investissements. Le dernier graphique montre cette chute des dépenses d’investissement non résidentiel en pourcentage du PIB. Les entreprises n’ajoutent pas de nouveaux équipements, ni ne remplacent ou accroissent leur stock de capital, au même rythme qu’elles ne le faisaient avant la crise.

GRAPHIQUE 4 Dépenses d’investissement non résidentielles (en % du PIB)

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Il est difficile de déterminer ce qui explique l’actuel environnement des faibles taux d’intérêt. Les taux ont augmenté depuis qu’ils ont connu un creux au milieu de l’année 2016 et ils peuvent encore augmenter à moyen terme. Malheureusement, cette évolution n’est pas susceptible de trancher le débat sur l’importance relative des facteurs séculaires vis-à-vis des facteurs conjoncturels. Une hausse des taux d’intérêt signalerait que les entreprises, les ménages et les gouvernements sont enfin plus enclins et aptes à s’endetter, que le souvenir de la crise financière mondiale s’est enfin dissipé, mais de plus hauts taux ne signifieraient pas qu’ils ne sont plus soumis aux pressions baissières générées par la dynamique démographique. »

Thomas Klitgaard et Harry Wheeler, « The need for very low interest rates in an era of subdued investment spending », Réserve fédérale de New York, Liberty Street Economics (blog), 22 mars 2017. Traduit par Martin Anota