« La France va tenir ses élections présidentielles d’ici quelques semaines et beaucoup craignent de façon justifiée un nouveau choc Trump. En effet, les travers de l’euro ont terni la réputation du projet européen (la longue marche vers la paix et la prospérité via l’intégration économique) et ont donné des arguments pour les politiciens anti-européens. Et des contacts français me disent que la campagne de Le Pen cherche à présenter les critiques que d’éminents économistes ont fait des politiques européennes comme constituant des accords implicites au programme du FN.

Elles n’en sont pas.

Je me suis montré très critique vis-à-vis de l’euro et des plans d’austérité budgétaire qui ont été poursuivis dans la zone euro depuis 2010. La France peut et doit réaliser de meilleures performances qu’elle n’en fait actuellement. Mais le genre de politiques dont le FN parle (notamment une sortie unilatérale, non seulement de la zone euro, mais aussi de l’UE) se révéleraient nocives, et non bénéfiques, pour l’économie française.

Commençons avec l’euro. La devise unique était et est toujours un projet boiteux, et les pays qui ne l’ont jamais adoptée (la Suède, le Royaume-Uni, l’Islande…) ont bénéficié de la flexibilité qu’apporte la possession d’une devise indépendante. Il y a, cependant, une grande différence entre ne pas adopter la monnaie unique et l’abandonner. Les coûts de transition associés à une sortie de la zone euro et à la restauration de la monnaie nationale seraient massifs : une fuite massive des capitaux provoquerait une crise bancaire ; des contrôles de capitaux et des fermetures de banques seraient imposés ; les difficultés à libeller les contrats créeraient un chaos juridique ; les entreprises seraient perturbées durant une longue période de confusion et d’incertitude.

Il pourrait néanmoins être utile de s’infliger ces coûts sous des circonstances extrêmes, comme celles auxquelles la Grèce fait face : une économie sévèrement déprimée qui nécessite une forte réduction des coûts relativement à ses partenaires à l’échange pourrait trouver qu’une sortie de l’euro suivie par une dévaluation préférable à des années de déflation nocive.

La France, cependant, ne colle pas à cette description. La performance du chômage français doit être meilleure, mais elle n’est pas non plus catastrophique : les adultes en France sont davantage susceptibles d’être employés que ceux aux Etats-Unis. Et depuis la création de l’euro, les coûts du travail français ont plutôt suivi la moyenne de la zone euro dans son ensemble, donc il y a peu de raisons de croire qu’une restauration du franc serait suivie par une forte dévaluation. Bref, pour la France, sortir de la zone euro lui infligerait tous les coûts que la Grèce aurait subis, mais sans aucun des bénéfices.

GRAPHIQUE 1 Coûts unitaires du travail en France et en zone euro (en indices, base 100 en 1999)

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Que dire à propos de l’UE en général ? Il y a de très bonnes raisons de croire que l’appartenance à l’UE, en permettant à la France d’accéder à un marché bien plus large que celui auquel elle aurait accédé par elle-même, a rendu l’industrie française plus productive et elle offre aux citoyens français une plus large gamme de produits moins chers qu’ils n’auraient sinon été capables d’acheter. Désolé, mais la France n’est juste pas assez grosse pour prospérer avec des politiques introverties et nationalistes. Au vu des bénéfices associés à l’appartenance à une plus large entité économique, faire partie de Schengen (qui réduit les frictions et améliore le fonctionnement de l’intégration) doit être perçu comme un privilège, non comme un fardeau.

Je ne suis en aucune manière en train dire que l’UE va bien ou que la politique économique française est fabuleuse. Le consensus européen en faveur de l’austérité a été tout particulièrement malavisé et destructeur. Et la France a trop cherché à s’infliger une austérité inutile. J’ai parfois dit que la maladie économique la plus sérieuse dont souffre la France est l'hypocondrie, une tendance à croire la propagande qui la dépeint comme l’homme malade de l’Europe depuis plus de trois décennies, alors même qu’elle continue de présenter une forte productivité et une performance honorable en termes d’emploi.

Le fait est, cependant, que rien de ce que le FN a à offrir ne pousserait la France dans la bonne direction. Ce n’est pas parce que Le Pen et les économistes comme moi-même sommes critiques vis-à-vis de la politique européenne que cela signifie que nous ayons quelque chose en commun. »

Paul Krugman, « Europe has problems, but Le Pen is not the answer », in The Conscience of a Liberal (blog), 11 avril 2017. Traduit par Martin Anota



La France versus les Etats-Unis


« Je suis toujours en train de penser aux élections qui se tiendront prochainement en France. Est-ce que Le Pen sera le prochain Trump ? Je n’en ai aucune idée. Mais j’ai remarqué avec intérêt à quel point il y a si peu de ressemblances entre l’économie française et l’économie américaine, ce qui m’amène davantage à douter que "l’anxiété économique" puisse expliquer l’envolée populiste. (...)

En fait, les années 1990 ont constitué ce qui semble être un point bas. A plusieurs niveaux, la France a réalisé de meilleures performances depuis lors, en particulier en comparaison avec les Etats-Unis. Le chômage officiel est élevé, mais cela est quelque peu trompeur. Si vous regardez les adultes dans la force de l’âge, vous constaterez qu’ils sont actuellement bien plus susceptibles d’être employés en France qu’ils ne le sont aux Etats-Unis :

GRAPHIQUE 2 Taux d’emploi des 25-54 ans aux Etats-Unis et en France (en %)

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La productivité française était tout d’abord légèrement supérieure et elle est désormais légèrement inférieure à celle des Etats-Unis, peut-être parce que davantage de personnes sont employées ; mais de toutes façons, étant donnée la marge de manœuvre dans de tels chiffres, nous sommes en train de regarder un pays qui se situe sur la frontière technologique :

GRAPHIQUE 3 Productivité horaire aux Etats-Unis et en France (en dollars)

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Et la France a, du moins jusqu’à présent, été épargnée par l’épidémie Case-Deaton de "morts de désespoir" :

GRAPHIQUE 4 Taux de mortalité ajustés en fonction de l’âge entre 45 et 54 ans (en indices, base 100 en 2010)

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Si la très faible inflation en est un bon indicateur, il semble que l’économie française semble opérer quelque part sous son potentiel. Mais elle ne connaît pas de crise macroéconomique.

Et, comme je l’ai écrit dans mon précédent billet, la France n’est pas la Grèce : l’euro a été une mauvaise idée, mais la France n’est pas une nation qui souffre vraiment aujourd’hui du fait de ne pas avoir de devise indépendante, donc il n’y a pas d’urgence pour elle à sortir de la zone euro et donc pas de raison évidence pour qu’elle subisse les coûts massifs qu’une sortie de l’euro imposerait. (...) Oh, et permettez-moi de le répéter : Le Pen n’offre aucune réponse aux problèmes de l’UE »

Paul Krugman, « The French, ourselves », in The Conscience of a Liberal (blog), 12 avril 2017. Traduit par Martin Anota