« Certains dressent des parallèles entre les avancées technologiques que nous connaissons actuellement et les précédents épisodes de changement technologique rapide. Cet article passe en revue la littérature sur l’effet que peut avoir le progrès technique sur la part du revenu national rémunérant le travail durant la Révolution industrielle. Cette revue de la littérature suggère que, non seulement les craintes que connaissent aujourd’hui les travailleurs vis-à-vis du progrès technique ne sont pas spécifiques à notre époque, mais aussi que les précédents épisodes de progrès technique s’accompagnaient également d’une baisse de la part du travail durant les périodes au cours desquelles les technologies économes en travail se diffusèrent à l’ensemble de l’économie et des groupes de travailleurs et des secteurs particuliers en furent affectés de façon disproportionnée.(…)

GRAPHIQUE Inégalités de revenu et part du travail dans le revenu au Royaume-Uni

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Le graphique montre l’évolution historique de la part du travail et des inégalités au Royaume-Uni, pays pour lequel les deux séries de données sont disponibles pour une aussi longue période. Il indique que la part du travail était largement plate durant la Première Révolution industrielle (que beaucoup datent entre 1760 et 1820/1840), lorsque la mécanisation au début du dix-neuvième siècle n’était capable de remplacer qu’un nombre limité d’activités humaines. Elle affectait seulement certains pans de l’économie, tout en accroissant la demande pour le travail complémentaire aux biens capitaux comportant les nouvelles technologies (Mokyr, 2002). Elle créa aussi des secteurs entièrement nouveaux, un développement que les économistes de l’époque n’ont pas perçu (Mokyr, Vickers et Ziebarth, 2015). Par la suite, cependant, les parts du profit et du capital (…) s’accrurent entre les années 1850 et 1870 aux dépens du travail, lorsque les grandes technologies économes en travail se diffusèrent à l’ensemble de l’économie, notamment le transport à vapeur, l’industrie à grande échelle de machines-outils et l’usage des machines dans les usines alimentées par la vapeur. La part du travail s’accrut tout d’abord durant la Seconde Révolution industrielle (1870-1914), comme les profits chutèrent durant la Longue Dépression (1873-1896), en accord avec le comportement (contracyclique) de la part du travail durant la récente crise financière mondiale.

Cohérent avec l’idée selon laquelle l’impact sur la part du travail varie avec la qualification, comme on a pu le voir dans ce chapitre des Perspectives de l’économie mondiale, l’industrialisation a affecté certains secteurs et groupes de travailleurs de façon disproportionnée. Au Royaume-Uni, les travailleurs employés dans le textile, avec une très faible intensité capitalistique et une faible productivité, supportèrent le plus le fardeau du changement technologique entre les années 1820 et les années 1950 (Bythell, 1969). Tandis que les salaires dans les usines grimpèrent, les revenus réels de la plupart des travailleurs domestiques et des artisans chutèrent (Lyons, 1989). Le creusement des écarts de salaires se reflète dans la hausse des inégalités, même lorsque la part du travail était largement constante ou même croissante (cf. graphique). Greenwood (1997) note que la demande de travailleurs qualifiés a augmenté durant l’industrialisation au Royaume-Uni. Goldin et Katz (1998) montrent une complémentarité similaire entre le capital et le travail qualifié aux Etats-Unis. (…). Un examen des indicateurs d’inégalités, qui sont plus facilement disponibles que les estimations de la part du travail, suggère que, comme le remarquait Kuznets (1955), les inégalités ont augmenté à partir de l’industrialisation pour atteindre un pic autour de la fin du dix-neuvième siècle ou au début du vingtième siècle dans la plupart des pays riches.

L’inquiétude actuelle à propos de l’impact du changement technologique rapide sur les travailleurs semble aussi être une caractéristique des précédents épisodes de changement rapide. Par exemple, Mortimer (1772) s’inquiétait que les machines "excluraient le travail de milliers d’êtres humains, qui sont utilement employés" ; changeant d’avis, Ricardo (1821) concluait que "la substitution des machines au travail humain est souvent très nocive aux intérêts de la classe des travailleurs… Elle peut rendre la population redondante et détériorer la condition du travailleur". Beaucoup ont souscrit à cette idée d’un impact négatif des machines à court terme, mais ils ont souvent distingué entre le bouleversement à court terme et les effets de long terme. Steuart (1767) affirmait que le chômage technologique surviendrait seulement si les changements sont introduits soudainement et que, même en cas de changements soudains, le bouleversement est temporaire, tandis que les avantages d’une plus forte productivité sont permanents. Keynes (1932) a avancé la même idée : "Ce chômage technologique, qui apparaît du fait que nous découvrons plus rapidement de nouvelles manières d’économiser le travail que de nouveaux usages du travail, n’est qu’une phase temporaire de désajustement. Tout cela signifie qu’à long terme l’humanité résout son problème économique".

En résumé, le progrès technique, lors de divers épisodes d’industrialisation, a été associé à un déclin de la part du travail durant certaines phases et pour certains groupes de travailleurs et à une hausse des inégalités. Bien que les effets de la technologie sur ces changements soient difficiles à quantifier, le niveau des inégalités à son pic historique (typiquement autour de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle dans les pays riches) était considérablement plus élevé qu’il ne l’est aujourd’hui. On estime que l’ajustement aux changements technologiques a pris une génération (Lyons, 1989). »

Zsóka Kóczán, « Technological progress and labor shares: A historical overview », in FMI, Perspectives de l’économie mondiale, avril 2017. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Comment expliquer la chute de la part du travail dans le revenu national ? »