« L’élasticité de substitution entre le capital et le travail joue un rôle clé dans les dynamiques de la répartition du revenu entre ces deux facteurs de production. Ce concept a été introduit indépendamment par John Hicks (1932) et Joan Robinson (1933). Il mesure l’ampleur à laquelle les entreprises peuvent substituer du capital au travail lorsque le coût relatif des deux facteurs change. Dans le cas d’une fonction de production Cobb-Douglas, l’élasticité de substitution est égale à l’unité, ce qui signifie que les changements du coût relatif du capital et du travail sont pleinement compensés par une modification des quantités relatives de ces deux facteurs, assurant un partage constant du revenu entre le travail et le capital. Dans le cas plus général, dans lequel la fonction de production prend une forme d’élasticité de substitution constante, l’élasticité de substitution peut être supérieure ou inférieure à l’unité et, par conséquent, la part du revenu du travail peut varier avec les fluctuations des coûts relatifs des facteurs. Par exemple, si l’élasticité de substitution est supérieure à l’unité, une baisse du coût relatif du capital réduit la part du travail dans le revenu. Quand la fonction de production n’a pas une élasticité constante de substitution, l’élasticité de substitution peut dépendre de la quantité du capital et du travail. En principe, l’élasticité de substitution n’a pas à être stable au cours du temps et peut varier d’un secteur à l’autre et d’un pays à l’autre. Dans le secteur des services de transport, par exemple, elle a changé : la substitution du travail s’est fortement accrue avec l’avancée de la technologie de positionnement globale et elle est susceptible de s’accroître davantage à l’avenir avec les voitures autonomes. Elle dépend aussi des compétences des travailleurs : les travailleurs très qualifiés sont considérés comme moins remplaçables par du capital que les personnes peu ou moyennement qualifiées (Krusell et alii, 2000).

En outre, l’élasticité de substitution dépend de la nature des tâches ; les tâches routinières et codifiables sont davantage substituables que celles qui sont plus complexes et sont plus exposées au risque d’être remplacées par du capital lorsque le coût relatif du capital décline. Autor et Dorn (2013) et Goos, Manning et Salomons (2014) constatent que le progrès technique baisé vis-à-vis des tâches routinières a joué un rôle dans la réallocation des travailleurs réalisant des tâches routinières. Cela a contribué à la polarisation des emplois (c’est-à-dire au déclin de la part des emplois moyennement qualifiés dans l’emploi total et ainsi à l’accroissement des parts des emplois qualifiés et peu qualifiés) aux Etats-Unis et en Europe. Parmi les tâches avec une forte élasticité de substitution, il y a par exemple le travail administratif et le travail à la chaîne, à l’inverse des tâches comme la coupe de cheveux et les opérations chirurgicales, qui ne sont pas propices à la substitution.

Au niveau agrégé, l’élasticité de substitution peut différer entre les pays développés et les pays en développement. Les entreprises dans les pays développés peuvent être plus enclines à remplacer les travailleurs moyennement qualifiés et peu qualifiés par du capital, étant donné la plus grande part des tâches routinières dans leur composition d’emploi. D’un autre côté, les travailleurs des pays développés peuvent, en moyenne, avoir de meilleures compétences que les travailleurs des pays en développement et donc ils peuvent être plus complémentaires (c’est-à-dire moins substituables) avec le capital. Par conséquent, c’est en définitive une question empirique pour déterminer si l’élasticité de substitution dans les pays développés tend à être plus forte que dans les pays en développement.

(…) Une élasticité de substitution supérieure à l’unité prédit une baisse de la part du travail dans le revenu lorsque le prix relatif des biens d’investissement chute et l’inverse lorsqu’elle est inférieure à l’unité. (…) En moyenne, l’élasticité de substitution est supérieure à l’unité pour les économies développées (…). Elle est inférieure à l’unité pour les pays en développement (…).

Le constat selon lequel l’élasticité de substitution estimée est supérieure à l’unité dans les pays développés et inférieure à l’unité dans les pays émergents et les autres pays en développement est cohérent avecl’idée d’une plus forte exposition à la routinisation dans le premier groupe de pays. Cela soutient l’un des constats clés de ce chapitre des Perspectives de l’économie mondiale : les déclins du coût relatif du capital ont joué un rôle plus important pour la baisse de la part du travail dans les pays développés que dans les pays émergents.

Il y a aussi un lien entre l’élasticité de substitution et l’exposition à la routinisation au niveau des secteurs. (…) L’élasticité de substitution estimée est plus faible dans l’agriculture, l’hébergement et les services alimentaires et la plus forte dans la construction, le transport et le commerce de gros. Il y a une forte corrélation entre cette élasticité de substitution estimée par secteur et le degré moyen de routinisation des tâches dans chaque secteur (…). Etant donné que la part de l’agriculture dans l’emploi total est significativement plus faible et que celui de la construction et du transport plus forte dans les pays développés, ce constat est cohérent avec la plus forte exposition des pays avancés à la routinisation (…). »

Mai Chi Dao, Hao Jiang et Weicheng Lian, « The elasticity of substitution between capital and labor: Concept and estimation », in FMI, Perspectives de l’économie mondiale, avril 2017. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Comment expliquer la chute de la part du travail dans le revenu national ? »