« (…) Vient de disparaître le grand spécialiste de l’entrepreneuriat et l’un de mes économistes préférés, William Baumol.

Mais nous ne pouvons limiter ses travaux à ce qu’il a fait sur le thème de l’entrepreneuriat (…). Baumol était aussi un grand spécialiste de l’économie des arts, notamment des arts du spectacle, ce qui l’amena d’ailleurs à élaborer son fameux concept de la maladie des coûts. Il a été un micro-théoricien très compétent, un talentueux historien économique et un grand lecteur de l’histoire de la pensée économique, comme il l’a brillamment démontré dans son article du Quarterly Journal of Economics en 2000 où il se demandait ce que nous avions appris depuis Marshall. Dans tous ces domaines, ses articles se lisent avec plaisir, ils sont clairs, remplis d’élégantes tournures de phrases (…). Il est honteux qu’il n’ait pas reçu un Prix Nobel : cela aurait été merveilleux qu’il partage le prix Nobel avec Nate Rosenberg avant que cela soit trop tard pour tous les deux.

Baumol est souvent considéré comme étant un défenseur schumpétéresque de l’économie capitaliste et de l’entrepreneur héroïque, mais cela n’est qu’à moitié vrai. Il était politiquement libéral (liberal) et il a déclaré lors d'une récente entrevue : "Je suis conscient de tous les problèmes très sérieux, comme les inégalités, le chômage, les dommages environnementaux, que connaissent les sociétés capitalistes. Ma thèse est que le capitalisme est un mécanisme particulier qui n’est efficace que pour accomplir une seule chose : créer des innovations, mettre en application ces innovations et les utiliser pour stimuler la croissance". Vous pouvez trouver dans les travaux de Baumol plusieurs réflexions sur les externalités environnementales, sur le rôle du gouvernement dans le financement de la recherche et sur la nature de la taxation optimale. Vous pouvez trouver de nombreux passages où Baumol exprime de l’intérêt pour les objectifs politiques associés à la gauche (bien qu’il propose souvent de les régler avec les mécanismes de marché, c’est-à-dire avec une solution de droite). Ce qui traverse toutefois les travaux de Baumol, c’est une défense rigoureuse, historiquement et théoriquement fondée, de l’importance qu’il y a à avoir de bonnes incitations pour que nous ayons une innovation socialement utile.

Baumol se distingue de plusieurs autres économistes proéminents de l’innovation dans la mesure où il est essentiellement un théoricien néoclassique. Il n’est pas un partisan de l’école autrichienne (comme Kirzner) ou de l’économie évolutionniste (comme Sid Winter). Les travaux de Baumol soulignent que les entrepreneurs et les innovations que ces derniers produisent sont essentiels pour comprendre l’économie capitaliste et sa performance relativement à d’autres systèmes économiques, mais que la meilleure manière sur le plan méthodologique de comprendre l’entrepreneur est de le formaliser dans le contexte des équilibres néoclassiques, en considérant que c’est l’innovation plutôt que le prix qui constitue "l’arme de choix" pour les entreprises rationnelles, compétitives. J’ai toujours pensé que Baumol était un descendant direct de Schumpeter, le premier grand penseur de l’entrepreneuriat et une personne qui, vers la fin de sa vie, lorsqu’il voyait les travaux de son étudiant Samuelson, se déclarait convaincu que ses idées devaient être formalisées dans le cadre de la théorie néoclassique.

C’est dans un essai publié en 1968 dans les Papers and Proceedings de l’American Economic Review que Baumol avança l’idée cruciale que l’économie sans l’entrepreneur est, selon une formule qu’il répétera souvent, comme Hamlet sans le Prince du Danemark. Il comprit clairement que nous n’avions pas de théorie adaptée pour l’oligopole et l’entrée sur les nouveaux marchés ou pour l’offre d’entrepreneurs, mais que toute théorie économique générale devait être capable d’expliquer pourquoi la croissance diffère d’un pays à l’autre. Le fameux essai de Solow convainquit une grande partie de la profession que le résidu, qui fut par la suite interprété comme une mesure du progrès technique, était la variable fondamentale expliquant la croissance, et Baumol, comme beaucoup, croyait que ces améliorations technologiques venaient principalement de l’activité entrepreneuriale.

Mais à quoi la théorie doit-elle précisément ressembler ? Ironiquement, Baumol fit l’un de ses apports les plus productifs dans un magnifique article publié en 1990 dans le Journal of Political Economy qui ne contenait ni un seul théorème formel, ni une quelconque estimation statistique. Définissons les entrepreneurs comme étant "les personnes qui se montrent ingénieuses ou créatives lorsqu’il s’agit de gagner en richesse, en pouvoir ou en prestige". Ces gens peuvent introduire de nouveaux biens ou de nouvelles méthodes de production, ou de nouveaux marchés, comme Schumpeter le supposait dans la définition qu’il proposait. Mais est-ce que ces types ingénieux et créatifs font quelque chose de nécessairement utile pour le bien-être collectif ? Bien sûr que non : les normes, les institutions et les incitations dans une société donnée peuvent être telles que les entrepreneurs réalisent des tâches socialement non productives, telles que la quête de nouveaux échappatoires fiscales, ou des tâches socialement destructrices, par exemple en concentrant leur énergie dans des guerres.

Avec la distinction entre l’entrepreneuriat productif, l’entrepreneuriat non productif et l’entrepreneuriat destructeur à l’esprit, nous pouvons imaginer que les différences en termes de progrès technique que l’on observe entre les sociétés peuvent être moins liées à la conduite innée des membres de la société qu’aux incitations pour différents types d’entrepreneuriat. (…)

Maintenant, nous nous rapprochons d’une sorte de théorie économique de l’entrepreneuriat : pas besoin de se focaliser sur les humeurs du personnage, mais plutôt sur les incitations relatives. Mais nous sommes toujours loin du but de Baumol en 1968 : incorporer l’entrepreneur dans la théorie néoclassique. Baumol s’en est le plus grandement rapproché dans le travail qu’il réalisa au début des années 1980 sur les marchés contestables, qu’il résuma dans l’allocution présidentielle à l’American Economic Association de 1981. L’idée est la suivante. Imaginons des secteurs qui ont des économies d’échelle, si bien qu’à leur état naturel ils sont en situation d’oligopole. A quel point devons-nous nous en inquiéter ? S’il n’y a pas de coûts irréversibles, ni d’autre barrière à l’entrée, et si les entreprises peuvent capter des clients plus rapidement que les entreprises en place ne peuvent répondre, alors Baumol et ses coauteurs conclurent que le marché était contestable : la menace d’une entrée de nouveaux concurrents suffit pour désinciter les entreprises en place à exercer leur pouvoir de marché. D’un côté, nous sommes tous d’accord avec Baumol que la structure des secteurs est endogène au comportement des entreprises et que la menace d’entrée de nouveaux concurrents peut fortement restreindre le pouvoir de marché. Mais d’un autre côté, est-ce que ce modèle "d’entrée sans frais" offre la manière la plus sensée d’incorporer l’entrée et la sortie dans un modèle concurrentiel ? Pourquoi, comme l’a noté Dixit, serait-il plus rapide d’entrer sur un marché que de changer les prix ? Pourquoi, comme l’a noté Spence, est-ce que la menace non réalisée d’une entrée changerait-elle le comportement d’équilibre si la menace est ne se réalise vraiment pas tout du long du sentier d’équilibre ?

Il semble que Baumol espérait que ce modèle mènerait à une théorie générale de la concurrence imparfaite qui mettrait en avant une concurrence pour le marché plutôt que la seule concurrence sur le marché, puisque la concurrence pour le marché est naturellement le domaine de l’entrepreneur. Les marchés contestables sont trop fragiles pour nous donner un tel cadre. Mais l’idée fondamentale d’une structure de marché endogène à la théorie des jeux (plutôt que la vieille idée selon laquelle la structure du secteur affecte le comportement qui affecte à son tour la performance) va clairement rester : l’antitrust constitue aujourd’hui essentiellement de la théorie des jeux appliquée. Et une fois que vous avez l’idée de concurrence pour le marché, le modèle théorique qui apparaît alors comme naturel est celui où les entreprises se font concurrence pour innover de façon à chasser les entreprises en place, où les entreprises en place innovent pour se préserver de potentiels entrants et où les profits dépendent à l’équilibre du laps de temps qui s'écoule jusqu’à ce que la firme dominante change : je parle, bien sûr, des modèles néo-schumpétériens d’Aghion et Howitt. Ces modèles, qui constituent toujours une zone très active de recherche, nous permettent finalement de rechercher rigoureusement les récompenses à l’innovation via un modèle complètement néoclassique en ce qui concerne la structure de marché et la fixation des prix.

Je ne suis pas sûr de comprendre pourquoi Baumol n’a pas trouvé que ces modèles néo-schumpétériens étaient le Sacré Graal qu’il recherchait ; dans son dernier livre, il estime qu’ils sont "très puissants", mais qu’ils portent sur d’autres "grandes préoccupations". Il a pu se tromper dans leur interprétation. Il s’avère assez intéressant de donner une seconde lecture soignée du corpus de Baumol sur l’entrepreneuriat et je dois dire que c’est en partie insatisfaisant : les questions qu’il se posait étaient les bonnes, l’expertise théorique qu’il possédait était à la hauteur de la tâche, sa compréhension de l’histoire et des intuitions qualitatives était irréprochable, mais il semble avoir finalement été aussi bloqué par l’idée de l’entrepreneuriat néoclassique endogène que plusieurs autres doyens de notre champ qui ont essayé de modéliser ce problème sans parvenir à élaborer le modèle qu’ils espéraient pouvoir élaborer.

La où Baumol a eu le plus de succès, et c’est inhabituel pour un théoricien dont l’essentiel des contributions les plus connues sont surtout qualitatives, est l’idée de la "maladie des coûts" (cost disease). Le concept vient du travail que Baumol réalisa avec William Bowen (…) sur les problèmes économiques des arts du spectacle. C’est une idée simple : imaginons que la productivité dans l’industrie s’accroisse de 4 % par an, mais que "la production horaire d’un violoniste jouant du Schubert dans une salle de spectacle standard" reste fixe. De façon à attirer les travailleurs dans la musique plutôt que dans l’industrie, les salaires doivent augmenter dans la musique à peu près au même rythme qu’ils s’accroissent dans l’industrie. Mais les coûts sont croissants, alors que la productivité ne l’est pas, et les arts semblent "inefficaces". La même chose s’applique pour l’éducation, la santé et d’autres secteurs nécessairement intensifs en travail. Baumol suggère ainsi que la hausse des coûts dans les secteurs non productifs reflète un changement nécessaire des salaires d’équilibre plutôt que, par exemple, un gâchis croissant. (…) »

Kevin Bryan, « William Baumol: Truly productive entrepreneurship », in A Fine Theorem (blog), 4 mai 2017. Traduit par Martin Anota