« Plusieurs idées ont été avancées pour expliquer la faible croissance de la productivité du Royaume-Uni, mais parmi les analyses orthodoxes l’impact de l’austérité n’est habituellement pas au sommet sur la liste des candidats. J’ai parlé par le passé de ce que j’ai appelé le 'retard d’innovation" (innovation gap) et expliqué pourquoi le Royaume-Uni est actuellement en train de souffrir d’un retard d’innovation particulièrement large. L’idée d’un retard d’innovation permet de lier l’insuffisance de la demande globale (celle provoquée par l’austérité par exemple) à la faiblesse de la croissance de la productivité.

Prenons un exemple simple pour expliquer comment un retard d’innovation peut apparaître après une sévère récession provoquée par l’austérité. Supposons que les améliorations des technologies et des techniques de production soient constantes (…), mais qu’elles ne peuvent se diffuser qu’avec de nouveaux investissements : c’est ce que les économistes appellent le progrès technique incorporé (embodied technical progress).

Imaginez une entreprise dont les ventes ne s’accroissent pas. Est-ce que l’entreprise va investir pour devenir plus productive ? Seulement si les profits additionnels qu’elle peut faire suite à l’investissement (…) sont plus larges que le coût de l’investissement. Il faut que cette entreprise ait un gros retard d’investissement pour qu’il soit utile pour elle d’entreprise l’investissement et pour que sa productivité augmente.

Maintenant, imaginez que la demande s’accroisse. L’entreprise a maintenant à entreprendre un investissement additionnel pour accroître sa production. Il fait sens d’investir dans des techniques qui incorporent les dernières technologies. La hausse de la demande entraîne à la fois une hausse de l’investissement (ce que les économistes appellent l’ "accélérateur") et une hausse de la productivité.

Au cours d’une reprise normale suite à une récession, la demande connaît rapidement une reprise (la croissance excède facilement ses tendances passées), ce qui amène les entreprises à investir dans les dernières technologies. Tout retard d’innovation qui apparaît lors de la récession est rapidement rattrapé. A l’inverse, une reprise très lente provoquée par l’austérité va réduire le besoin d’investissement pour les entreprises, ce qui maintient et aggrave le retard d’innovation.

Cette idée colle avec certains travaux récents qui suggèrent que la croissance de la productivité dans les entreprises à la "frontière" (les entreprises qui ont déjà une productivité relativement forte) n’a pas ralenti et l’écart s’est creusé entre ces entreprises situées à la frontière technologique et celles qui sont en retard. (…) Cela ferait sens si les entreprises à la frontière croissent (parce qu’elles sont les plus productives), mais les entreprises en retard ne le font pas. Les firmes en croissance ont à investir pour croître, mais les entreprises en stagnation ne croissent pas.

Le même modèle peut aussi suggérer comment une croissance de la productivité tirée par les salaires peut survenir (…). Comme la plupart des innovations sont susceptibles de conduire à une économie de main-d’œuvre, alors une hausse des salaires peut accroître les profits qui viennent d’un investissement, sans nécessairement accroître le coût de cet investissement. Donc une hausse des salaires provoquée par une hausse du salaire minimum, par exemple, peut accroître l’investissement et par conséquent la productivité. Réciproquement, une période de stagnation de la croissance des salaires, comme celle que nous avons connue depuis la récession, n’incite aucunement les entreprises à investir dans des techniques qui accroissent la productivité.

Je pense que cette histoire n’explique qu’une partie du retard de productivité du Royaume-Uni. Au Royaume-Uni, l’investissement dans les usines et les machines a brutalement chuté lors de la récession et il n’est toujours pas revenu à ses niveaux d’avant-crise, mais son déclin n’explique pas totalement la stagnation de la productivité. (…) Mais s’il explique ne serait-ce qu’une partie de celle-ci, alors cela signifie que l’austérité est bien plus coûteuse qu’on ne le croit.

Une manière de décrire ce que je viens de dire est de dire que l’austérité influence aussi bien l’offre globale que la demande globale. Vous pouvez dire que l’austérité ignore aussi bien l’accélérateur que le multiplicateur, ce qui est joliment dit, mais cela ne capture par l’idée du progrès technique incorporé qui est cruciale à ce raisonnement. C’est pourquoi il vaut toujours mieux d’avoir une économie à haute pression (high pressure economy) (…).

Comme je l’ai expliqué ici, je n’utilise pas le terme "austérité" comme un simple synonyme de la consolidation budgétaire ou même d’une consolidation budgétaire impliquant une réduction des dépenses publiques. La consolidation budgétaire n’entraîne pas forcément une réduction de la production si la politique monétaire est capable de compenser son impact. Mais si les taux d’intérêt sont contraints par leur borne inférieure, comme ils le font à nouveau au Royaume-Uni (1), la consolidation budgétaire va réduire la production et entraîner un autre gâchis inutile de ressources. Depuis le Brexit, nous avons une seconde période d’austérité au Royaume-Uni. Pour évaluer à quel point cette austérité sera coûteuse, nous ne devons pas seulement regarder si elle crée un écart de production (output gap) négatif, mais aussi si elle génère un retard d’innovation qui réduit la productivité. »

(1) Nous le savons parce que la Banque d’Angleterre accroît le montant de l’assouplissement quantitatif. »

Simon Wren-Lewis, « Underestimating the impact of austerity », in Mainly Macro (blog), 7 mai 2017. Traduit par Martin Anota