« Comme mon horloge interne n’est pas synchronisée avec internet, je ne propose qu’à peine un billet en réaction de la disparition de William Baumol, auquel j’ai régulièrement fait référence sur mon blog depuis plusieurs années. (...) Je n’ai pas d’histoire à partager à propos de l’homme ; je ne l’ai jamais rencontré. Ce que je compte faire, par contre, c’est passer un peu de temps pour plonger dans ce que je considère être l’article essentiel dans lequel il développe son idée la plus connue : la "maladie des coûts des services" (cost disease of services). Je pense qu’en tant qu’universitaire, il apprécierait autant cela qu’une anecdote.

Avant de commencer, il faut rappeler que Baumol est l’un de ces grands économistes qui a récemment disparu, aux côtés de Ken Arrow et d’Allan Meltzer. D’ailleurs, j’appelle à placer Robert Solow dans un bunker souterrain sécurisé et à l’envelopper dans du papier bulle.

Retournons à Baumol. Son article essentiel est “Macroeconomics of unbalanced growth: The anatomy of urban crisis”, publié en 1967 dans l’American Economic Review. Pour moi, il contient plusieurs intuitions qui permettent de comprendre une grande partie de l’histoire de la croissance économique de ces cinquante dernières années.

Pour commencer, Baumol divise l’activité économique de la façon suivante : "La source fondamentale de différenciation réside dans le rôle joué par le travail dans l’activité. Dans certains cas, le travail est principalement un instrument, quelque chose d’accessoire pour obtenir le produit final, tandis que dans d’autres types d’activité, à toutes fins pratiques, le travail lui-même constitue le produit final". Pour le premier cas, avec le travail comme instrument, lisez "biens manufacturés". (…) Le travail est juste accessoire de votre perspective de consommateur final.

Comparez cela avec le passage suivant : "D’un autre côté, il y a de nombreux services pour lesquels le travail est une fin en soi, pour lesquels la qualité est jugée directement en termes de montant de travail. L’enseignement en est un bon exemple… Un exemple même plus extrême est celui que j’ai utilisé dans un autre contexte : la performance en direct. Une demi heure de quartette demande un certain temps de la part des musiciens et toute tentative visant à accroître ici la productivité est susceptible d’être mal vue par les critiques et l’auditoire".

Ici, le travail est l’essence même du produit. Si vous allez voir le quintet, alors vous achetez du temps de ces musiciens. De même, dans une classe de cours, vous achetez le temps du professeur. Dans un (bon) restaurant, vous achetez souvent le temps et l’attention d’un serveur.

La première grosse conclusion, qui est vraiment une hypothèse pour Baumol, est que la croissance de la productivité du travail dans le premier type de production (celle de biens) est relativement rapide, tandis que la croissance de la productivité du travail dans le second type de production (celle de services) est relativement faible. C’est juste dû à la nature du travail tel qu’il est utilisé. Pour la plupart des services, vous ne pouvez pas "faire plus avec moins". Personne ne veut voir une symphonie d’une demi-heure être jouée en seulement un quart d’heure.

D’où la maladie des coûts vient-elle ? La prochaine hypothèse cruciale que Baumol fait est que les coûts du travail (les salaires) dans les deux types d’activités varient conjointement. Soyons clairs, il ne suppose pas (ou n’a pas besoin de supposer) que les salaires sont identiques dans les deux secteurs, seulement qu’une hausse des salaires dans un secteur pousse à la hausse les salaires dans l’autre secteur. C’est le cas si le travail est mobile entre les deux activités. Une autre façon de le dire est de dire que les travailleurs peuvent travailler dans l’un ou l’autre des secteurs. (Ils peuvent être aussi productifs dans les deux secteurs, comme dans le récent article d’Alwyn Young, qui avance la possibilité que Baumol ait tort à propos de la croissance de la productivité relative…)

(…) La croissance de la productivité dans le secteur des biens pousse à la hausse le salaire dans ce secteur, mais accroît aussi la production de ce secteur. Donc le ratio salaire sur production (une mesure du coût d’une unité de production) reste constant au cours du temps. Une hausse des salaires dans le secteur des biens fait pression sur les salaires dans le secteur des services, donc les salaires s’accroissent au cours du temps ici. Mais (si l’on fait l’hypothèse extrême selon laquelle) la productivité ne s’accroît pas dans les services, alors la production ne s’accroît pas. Le ratio salaires sur production dans les services (une mesure des coûts) s’accroît donc au cours du temps. C’est la "maladie des coûts des services".

Les éléments cruciaux sont, à nouveau, l’hypothèse que la croissance de la productivité du travail est relativement faible dans les services et l’hypothèse que le travail est mobile entre les secteurs. Etant donné cela, le coût des services va augmenter au cours du temps.

(…) La plus grande intuition que Baumol ait eu a été de noter la différence dans l’importance du travail dans la production de biens et de services. Le raisonnement subséquent n’est pas, en soi, une grande révolution. L’effet Balassa-Samuelson (développé par ces deux auteurs dans des articles publiés en 1964) développe la même idée. Ils distinguent entre des biens échangeables et non échangeables, plutôt qu’entre biens et services et ils font des comparaisons entre pays, plutôt que de voir une évolution au niveau d’un seul pays, mais la conséquence est identique. Les pays qui sont très productifs en biens échangeables vont tendre à avoir des niveaux élevés de prix agrégés (une régularité empirique connue sous le nom d’"effet Penn"), comme cette productivité conduit à la hausse des coûts dans leurs secteurs produisant des biens non échangeables.

Il est utile ici de noter que les noms importent. Si vous appelez ce phénomène "maladie des coûts", vous le considérerez nécessairement comme un problème. Si vous l’appelez "effet Penn", cela signifie que les pays riches ont de plus hauts prix et que c’est juste une bizarrerie empirique. "La maladie des coûts" semble être une mauvaise chose, mais c’est comme mourir à plus de 90 ans, simplement de vieillesse. C’est terrible que vous mouriez, mais n’oublions pas que vous avez plus de 90 ans. La maladie des coûts de Baumol est le résultant d’une richesse incroyable.

Les symptômes précis de la maladie des coûts dépendent d’hypothèses supplémentaires. Baumol a précisé les possibilités dans le reste de l’article. Nous savons que les coûts (et donc les prix) du secteur des services croissent relativement au secteur des biens.

"Nous pouvons nous demander ce qui se passerait si, malgré le changement de leurs coûts et prix relatifs, la magnitude des productions relatives des secteurs ne changeait pas… si la demande pour le produit en question (les services…) était suffisamment inélastique au prix ou élastique au revenu."

C’est l’intuition essentielle suivante, celle selon laquelle la demande de services est inélastique au prix ou élastique au revenu. Cela signifie que malgré la hausse des coûts, les gens continuent de consommer des services et peuvent en fait accroître leurs dépenses dans les services comme ils deviennent plus chers. Baumol en déduit les implications de la demande de services pour l’économie au niveau agrégé. Dans la citation suivante, le "secteur progressif" est le secteur qui produit des biens, avec une productivité croissante, tandis que le "secteur non progressif" est celui qui produit les services, marqué par une faible croissance de la productivité. (…)

"Si la productivité horaire par travailleur s’élève cumulativement dans un secteur relativement à son taux de croissance ailleurs dans l’économie, tandis que les salaires s’élèvent proportionnellement dans tous les domaines, alors les coûts relatifs dans les secteurs non progressifs doivent inévitablement s’accroître et ces coûts vont s’accroître cumulativement et sans limite… Donc, les avancées dans les secteurs technologiquement progressifs accroissent inévitablement les coûts dans les secteurs technologiquement invariants de l’économie, à moins que les marchés du travail dans ces domaines puissent être scellés et les salaires maintenus absolument constants, quelque chose de très peu probable. Nous voyons ensuite que les coûts vont s’accroître mécaniquement dans plusieurs secteurs de l’économie (…). Si leurs productions relatives sont maintenues, une proportion toujours croissante de la main-d’œuvre doit être canalisée dans ces activités et le taux de croissance de l’économie doit ralentir de façon proportionnelle."

J’ai essayé de résumé cela avec mes propres mots trois ou quatre fois, mais je ne pense pas avoir fait un meilleur boulot que Baumol. J’ai consacré plusieurs billets de ce blog sur la réalisation de la prédiction de Baumol en ce qui concerne le ralentissement de la croissance de la productivité qui s’opère à mesure que nous passons vers des secteurs non progressifs. Je vais juste répéter que le ralentissement de la croissance agrégée qu’implique la maladie des coûts de Baumol s’explique par la nature de la demande, non par une limite technologique.

Souvent les gens se focalisent sur la question de la "maladie des coûts" dans l’article de Baumon, sans prendre en considération la seconde partie, qui se penche sur l’effet de la demande pour les services. Scott Alexander a publié un billet sur la maladie des coûts il y a quelques mois qui le démontre. Le billet d’Alexander n’est pas le seul à le faire, mais c’est le dernier qui s’est inscrit dans ma liste de lecture sur ce sujet, si bien que je l’utilise pour illustrer un point précis.

C’est un billet (très) long, mais Alexander parle de l’éducation, de la santé, des services offerts par l’Etat, en documentant la maladie des coûts. Il cristallise cela en posant ce genre de question : "que préféreriez-vous ? Envoyer votre enfant dans une école de 2016 ? ou envoyer votre enfant dans une école de 1975 et obtenir un chèque de 5000 euros chaque année?". Il pose ensuite la même question avec l’université : vous préférez l’université moderne ou l’université de vos parents, plus 72.000 dollars ? Et ensuite avec la santé : les soins modernes ou les soins de l’époque de vos parents (…), plus 8.000 dollars chaque année ?

La réponse implicite d’Alexander à toutes ces questions est que vous choisiriez la seconde option : le vieux niveau de service plus l’argent. Une grande partie du billet cherche à expliquer que le service offert aujourd’hui n’est pas de meilleure qualité que le service offert une génération plus tôt. Même si j’ai beaucoup de choses à dire sur cette conclusion, ce n’est pas la question qui m’intéresse. Supposons que la qualité de la santé et de l’éducation n’ait pas changé en une génération (…). Voici la question que Baumol s’est implicitement posée. Où les gens dépensent-ils le supplément d’argent qu’ils gagnent ?

Ils peuvent l’utiliser pour acheter une nouvelle voiture ou un nouvel appareil électroménager, c’est-à-dire un bien manufacturé. Peut-être que c’est ce qu’Alexander avait en tête ; il n’a jamais dit ce qu’il adviendrait au supplément d’argent.

Mais les gens peuvent aussi dépenser ces cinq ou huit milles dollars supplémentaires pour finalement prendre des vacances bien méritées, c’est-à-dire dépenser dans le tourisme et des services d’hospitalité. Ou ils peuvent bien décider de dépenser cet argent pour envoyer leurs enfants dans une meilleure (et plus coûteuse ?) école ou les mettre dans une crèche à plein temps plutôt qu’à temps partiel. Ou pour envoyer leurs enfants à l’université. Peut-être que les gens vont obtenir l’épargne pour retourner à l’université afin d’obtenir un diplôme supplémentaire et ainsi obtenir une promotion au travail ou bien pour acquérir une nouvelle certification qui accroît leur salaire.

Et une partie de cette épargne peut être dépensée dans les services de santé. Les individus peuvent se lancer dans des procédures pour guérir totalement de leurs problèmes chroniques plutôt que de continuer à seulement en alléger les symptômes. Peut-être que les enfants obtiennent un traitement orthodontique complet, plutôt qu’un traitement partiel se contentant de renforcer une dent. Alexander suggère que l’épargne pourrait être dépensée pour voir des spécialistes permettant de traiter des problèmes de santé persistants, plutôt que de la dépenser pour aller voir un médecin généraliste.

A partir de la seconde intuition de Baumol, la demande pour ce genre de services est élastique au revenu et inélastique au prix. Ce qui signifie qu’une grande partie de l’argent que les gens obtiennent de l’expérience de pensée d’Alexander est réinvestie dans l’éducation et la santé. Qu’est-ce que cela entraîne ? La courbe de la demande se déplace pour la santé et l’éducation. Et ensuite que se passe-t-il ? Le prix augmente et le volume supplémentaire de soins de santé ou d’éducation n’est pas aussi important. En outre, il n’y a pas de déclin significatif (et peut-être même une hausse) dans la part du PIB représentée par la santé et l’éducation.

C’est la même conséquence que Baumol décrit, même si pour lui l’origine de cela se trouve dans la hausse de la productivité dans le secteur des biens. Mais l’origine de la hausse de la productivité n’est pas importante, ce qui importe est la structure de la demande pour les services. Aussi longtemps que notre demande de services est élastique au revenu et inélastique aux prix, la part de la santé et de l’éducation dans le PIB s’accroît comme nous devenons plus productifs, peu importe d’où l’amélioration de la productivité provient.

Nous n’affirmons pas par là que la santé et l’éducation sont efficacement gérées. (…) Mais leurs coûts élevés ne sont pas entièrement dus à leur inefficacité délibérée et une réduction de ces coûts ne réduirait pas leur part dans le PIB.

Je pense que le billet d’Alexander est un exemple d’analyse (parmi d’autres) qui considère trop littéralement la partie "maladive" de la "maladie des coûts". La hausse des coûts dans l’éducation et la santé ne représente pas toujours une pathologie. A bien des égards, nous sommes les victimes de notre propre prospérité et de nos préférences. Il n’y a rien dans l’analyse de Baumol qui implique que la maladie des coûts réduise les niveaux de vie ou détériore le bien-être. Rappelez-vous que la maladie des coûts est en premier lieu une conséquence des améliorations de la productivité.

Même si la "maladie des coûts" n’est peut-être pas le meilleur nom qu’on aurait pu lui donner, nous devons reconnaître que Baumol a su anticiper la trajectoire de la croissance économique et du changement structurel dans les pays développés au cours de la fin du vingtième siècle. Il le fit sans avoir eu à recourir à des mathématiques plus complexes que celles que je peux utiliser dans mes cours à la fac et en utilisant un langage accessible à tous. Si la croissance économique vous intéresse, il vous sera utile de consacrer du temps pour lire ses travaux. »

Dietz Vollrath, « Understanding the cost disease of services », 15 mai 2017. Traduit par Martin Anota