« Le concept du taux de chômage n’accélérant pas l’inflation (NAIRU) a récemment échauffé les esprits dans la blogosphère économique. Nous passons en revue les plus importantes contributions sur son utilité, ses défauts, ses alternatives et nous examinons pourquoi ce concept est aussi contesté...

Matthew C. Klein s'est demandé pourquoi une variable purement réelle (le chômage) devrait avoir un quelconque rapport avec une variable purement nominale (l'inflation). En 1926, Irving Fisher avait mis en évidence une relation entre le niveau du chômage et le taux d’inflation des prix à la consommation aux Etats-Unis. En 1958, A. W. Phillips étudia les données britanniques entre 1861 et 1957 et il mit en évidence une relation entre le taux de chômage et la croissance des salaires nominaux, bien que la relation semblait avoir été un artefact de l’étalon-or, dans la mesure où elle semblait avoir disparu dans la période d’après-guerre.

Certains ont interprété (erronément) les données de Phillips comme signifiant qu’il y avait un arbitrage simple entre le taux d’inflation et le taux de chômage : les responsables de la politique économique n'auraient qu’à choisir n’importe quelle combinaison qu’ils désiraient, n’importe quel point sur la courbe de Phillips. Cela n’a pas très bien marché, mais la réaction à cette idée donna le jour à une idée tout aussi controversée : le taux de chômage qui n’accélère pas l’inflation (non-accelerating inflation rate of unemployment, NAIRU). Cette idée suggère que la variation du taux d’inflation doit être liée à l'écart entre le taux de chômage effectif et un certain niveau théorique.

Si le chômage est supérieur à ce niveau "neutre", l’inflation devrait ralentir, voire même finir par laisser place à de la déflation. Si le taux de chômage est inférieur au taux neutre, les prix à la consommation augmenteraient à un rythme croissant. Cependant, selon le monde farfelu du NAIRU, l’hyperinflation peut coexister avec un chômage de masse. Klein conclut que le NAIRU n’est tout simplement pas un concept utile, mais un concept contre-productif qui encourage les responsables de la politique économique à se focaliser sur le taux de chômage comme un moyen en vue d'atteindre une autre fin (la stabilité des prix), même s’il y a aucune connexion entre les deux variables. Bref, plus tôt le NAIRU sera enterré et oublié, mieux ce sera.

Simon Wren-Lewis n’est pas d’accord. Il note que le NAIRU est un concept économique essentiel à la compréhension de l’économie, mais qui est extrêmement difficile de mesurer. Il cite les raisons pour lesquelles sa mesure est difficile : premièrement, le chômage n’est pas parfaitement mesuré (il y a notamment des personnes qui finissent par abandonner leur recherche d'emploi par découragement, mais qui la reprennent lorsque l’économie renoue avec une forte croissance) et il peut ne pas capturer ce qu’il est censé représenter, c’est-à-dire l’excès d’offre ou de demande sur le marché du travail. Deuxièmement, il se focalise sur le marché du travail, alors que l’inflation peut aussi avoir à faire avec un excès de demande sur le marché des biens. Troisièmement, même si aucun de ces deux problèmes ne se posait, la façon par laquelle le chômage interagit avec l’inflation est loin d’être claire.

Simon Wren-Lewis poursuit, en demandant pourquoi nous n'essayons pas de pousser le chômage sous 4 % si nous pensons réellement qu’il n’y a pas de relation entre le chômage et l’inflation. Il souligne que nous ne devons pas être obsédés par les années soixante-dix, mais que nous ne devons pas pour autant les oublier. Les responsables de la politique économique avaient alors négligé le NAIRU, si bien que nous nous sommes retrouvés avec une inflation inconfortablement élevée. Au cours des années quatre-vingt, la politique monétaire changea d'orientation au Royaume-Uni et aux États-Unis : le chômage s’accrut et l’inflation chuta.

Il y a une relation entre l’inflation et le chômage, mais il est juste très difficile de l'identifier précisément. Pour la plupart des macroéconomistes, le concept du NAIRU relève vraiment d'une vérité macroéconomique fondamentale. Il continue en notant qu’une critique plus subtile du NAIRU consisterait à reconnaître cette vérité, mais reconnaître que nous devons cesser d’utiliser le chômage comme un guide pour décider de l’orientation de la politique monétaire, parce que la relation est difficile à mesurer. Focalisons-nous juste sur l’objectif (l’inflation) et modifions les taux en fonction de ce qui se passe du côté de l’inflation.

Jo Michell entre dans le débat en notant qu'il y a une question plus fondamentale autour de la signification réelle du NAIRU. Qu'est-ce qu'un NAIRU ? Selon une définition simple, c'est le taux de chômage pour lequel l'inflation est stable. A première vue, cela apparaît proche du "taux de chômage naturel", un concept qui trouve son origine dans le monétarisme de Friedman et qui se retrouve dans certains modèles des nouveaux keynésiens, en particulier le modèle DSGE à prix visqueux "standard" que Woodford et d'autres ont développé. Selon cette idée, il existe "taux naturels" de production et d'emploi au-delà desquels toute tentative d'accroissement de la demande de la part des responsables de la politique économique devient futile et ne peut que se traduire par une accélération croissante de l'inflation.

Puisqu'il y a une correspondance directe entre la stabilisation de l'inflation et la fixation de la production et de l'emploi à leurs taux "naturels", les responsables politiques n'auraient qu'à simplement ajuster leurs taux d'intérêt pour atteindre une cible d'inflation. Les économistes ont parlé à ce propos de "divine coïncidence" (…). Des formulations plus sophistiquées du NAIRU par les nouveaux keynésiens se sont quelque peu écartées de la théorie du "taux naturel" ; ces modèles incorporent (du moins à court terme) du chômage involontaire et considèrent davantage l'inflation comme résultant de revendications concurrentes sur la production plutôt que résultant d’un "excès de demande nominale en chasse de trop peu de biens" comme le suggèrent les monétaristes et les modèles DSGE simples.

(…) On trouve une telle relation dans plusieurs modèles hétérodoxes. Les récents modèles postkeynésiens incluent aussi des relations de type NAIRU. Par exemple, le manuel de Godley et Lavoie inclut un modèle dans lequel les travailleurs se font concurrence en tentant d'imposer des hausses de salaires nominaux, tandis que les entreprises se font concurrence en tenant d'imposer des hausses de prix nominaux. L'ampleur des hausses salariales demandées par les travailleurs est une fonction du taux d'emploi relativement à un certain niveau de "plein emploi". Cela ressemble beaucoup au NAIRU, mais cela n'est pas ce pensent Godley et Lavoie :

Cela met en lumière une différence clé entre les approches postkeynésienne et néoclassique du NAIRU : dans les modèles postkeynésiens qui incluent des relations de type NAIRU, le niveau d'emploi pertinent est endogène, en raison d'effets d'hystérèse par exemple. En d'autres termes, le NAIRU varie et il est influencé par les politiques conjoncturelles de gestion de la demande. Ainsi, le NAIRU n’apparaît pas dans ces modèles comme un attracteur pour le taux de chômage, contrairement à plusieurs modèles néoclassiques.

Simon Wren-Lewis est d'accord avec la remarque sur les effets d’hystérèse. Cependant, il considère que ces derniers font davantage ajouter une complication à l'analyse du NAIRU, plutôt qu’ils ne la remettent vraiment en cause. Ce que fait l'hystérèse, c’est rendre extrêmement coûteuses les périodes au cours desquelles le chômage est supérieur au NAIRU. Cela signifie aussi qu'il est justifié de laisser le taux de chômage aller en-deçà du NAIRU si cela réduit ce dernier.

L'une des réactions les plus brutales à l’encontre de l’article de Simon Wren-Lewis sur le NAIRU est venue de la part de Brian Romanchuk, qui affirme que le NAIRU doit être abandonné. Simon Wren-Lewis réagit en affirmant qu'accepter le concept du NAIRU ne signifie pas que vous avez à être d'accord avec les estimations qu’en proposent les banques centrales. Mais si vous voulez affirmer qu’elles peuvent faire quelque chose de mieux, vous devez utiliser le langage de la macroéconomie. Vous pouvez dire (...) soit que le NAIRU est un peu plus faible que les estimations des banques centrales, soit qu'il est actuellement si incertain que ces estimations ne doivent pas influencer la politique économique. Mais l'abandonner ne nous mènerait nulle part.

Jo Michell se demande pourquoi le NAIRU est un concept si contesté et il cite Engelbert Stockhammer, qui fait la distinction entre la théorie néo-keynésienne du NAIRU et l'histoire néo-keynésienne du NAIRU. Stockhammer affirmait (en 2007, juste avant la crise financière mondiale) que le NAIRU a été utilisé comme base pour une vision du chômage qui fait porter le blâme sur le manque de flexibilité des marchés du travail, sur la générosité des Etats-providence, sur les mesures de protection de l'emploi et sur le syndicalisme. Les prescriptions en termes de politique économique sont alors simples : les marchés du travail doivent être déréglementés, les Etats-providence être remis en cause et la gestion de la demande ne doit pas être utilisée pour réduire le chômage. Jo Michell soupçonne que l'histoire du NAIRU est l'une des raisons expliquant pourquoi la défense de la théorie du NAIRU suscite autant de réactions négatives. »

Pia Hüttl, « Dial N for NAIRU, or not? », in Bruegel (blog), 22 mai 2017. Traduit par Martin Anota



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