« Pourquoi les électeurs ne sont-ils pas plus inquiets à propos de la hausse des inégalités ? Par exemple, au Royaume-Uni, depuis le milieu des années quatre-vingt, la part du revenu allant aux 1 % les plus riches s’est accrue en passant d’environ 8 % à plus de 13 %. Mais, durant cette période, la proportion de personnes qui sont d’accord avec l’idée que le gouvernement doit redistribuer les revenus a légèrement chuté ; elle a le plus fortement décliné parmi les plus jeunes et les membres des classes populaires.

Il se pourrait que cette tolérance aux inégalités reflète une acceptation de l’économie néolibérale. Les gens sont peut-être désormais plus enclins à croire que les "créateurs de richesse" nécessitent de fortes incitations pour travailler dur et que cela nous permet de nous enrichir tous ensemble, si bien que les inégalités sont dans notre intérêt.

Cependant, de nouveaux travaux expérimentaux amènent à rejeter cette possibilité.

Krus-Stella Trump a placé ses sujets en binômes et les deux membres de chaque binôme devaient se concurrencer pour résoudre le plus d’anagrammes en quatre minutes. De façon aléatoire, dans certains binômes, le gagnant recevait 9 dollars et le perdant 1 dollar ; dans les autres, le gagnant recevait 6 dollars et le perdant 4 dollars. Cependant, chose que les (véritables) sujets ne savaient pas, c’est qu’ils jouaient contre des collègues de Trump et étaient ainsi condamnés à perdre. Après le jeu, on demanda aux perdants comment ils auraient divisé les gains. Et voici ce qui est très intéressant. Les perdants qui obtinrent 4 dollars pensaient que le partage était équitable si (en moyenne) le gagnant recevait 6,15 dollars et le perdant 3,85 dollars. Mais, les perdants qui obtinrent juste 1 dollar pensaient que le partage serait équitable si le gagnant recevait 7,77 dollars et le perdant 2,23 dollars. En d’autres mots, les inégalités courantes façonnent notre perception de la justice. Trump a dit : "Les idées publiques de ce qui constitue une inégalité de revenu juste sont influencées par les inégalités courantes : lorsque les inégalités changent, les opinions au regard de ce qui est acceptable change dans le même sens".

Il y a deux raisons à cela, explique Trump. L’une est le biais de statu quo, une forme d’effet d’ancrage qui nous amène à accepter les conditions en vigueur. L’autre est l’effet du monde juste : nous voulons croire que le monde est juste et, si nous voulons croire quelque chose, il est très facile de le faire. C’est la théorie de la justification du système décrite par John Jost et alii. Il y a, disent-ils, "une tendance psychologique générale à justifier et rationaliser le statu quo" qui est "quelque fois plus forte parmi ceux qui sont les moins avantagés par l’ordre social".

Et cela corrobore ma vision marxiste selon laquelle les inégalités génèrent des biais cognitifs (une idéologie) qui contribuent à soutenir ces inégalités. Et cela pose à son tour un défi aux égalitaristes démocratiques. Si c’est exact, le fait qu’il y ait un soutien public (ou tout du moins une acceptation) des inégalités ne démontre pas que celles-ci soient justes. Il se peut, par conséquent, que nous ne pourrions atteindre la justice par des méthodes démocratiques. »

Chris Dillow, « Accepting inequality », in Stumbling & Mumbling (blog), 17 septembre 2013. Traduit par Martin Anota



« Pourquoi les gens tolèrent-ils les inégalités ? Une récente étude réalisée par Karl Ove Moene et alii offre une nouvelle explication : c’est parce qu’un petit rôle pour le mérite dans les inégalités de revenu provoque une forte chute de la demande de redistribution.

Ils le montrent à travers une série d’expériences. Plus de 1000 personnes devaient observer des binômes de personnes travailler sur une tâche pendant dix minutes, puis les gains être répartis d’une façon ou d’une autre entre les deux membres de chaque binôme. Les spectateurs étaient ensuite invités à redistribuer tout ou partie de ces gains.

Quand on dit aux participants qu’un travailleur obtenait tout et l’autre rien simplement en raison du hasard, 68 % des participants choisirent d’égaliser les gains. Cependant, quand on dit que le travailleur qui avait raflé tous les gains était celui qui avait été le plus performant, seulement 28 % des participants égalisèrent les gains. C’est cohérent avec l’idée que la plupart des gens sont des égalitariens de la chance (luck egalitarians) ; ils veulent éliminer les inégalités qui sont dues à la chance, mais ils acceptent celles qui sont dues aux différences de mérite ou d’effort.

Mais voici la bizarrerie. On a dit à certains participants que les gains s’expliquaient à 90 % par la chance et à 10 % par le mérite. Vous vous attendriez à ce que les participants redistribuent au moins autant que lorsque les inégalités sont entièrement dues à la chance. Ce n’est pas le cas. Seulement 22 % d’entre eux choisissent d’égaliser les gains. "Un peu de mérite amène les gens à accepter significativement plus les inégalités" ont conclu les auteurs. La demande de redistribution est réduite autant lorsque le mérite joue un petit rôle que lorsqu’il joue un grand rôle.
Bien sûr, les sceptiques vont questionner la validité externe de ce résultat. Je soupçonne cependant que dans le monde réel il peut être amplifié par le biais rétrospectif. Quand nous voyons des gens qui ont réussi, nous nous disons qu’ils doivent avoir fait quelque chose pour réussir et donc nous réduisons l’importance de la chance.

Ce n’est bien sûr pas la seule raison pourquoi les gens tolèrent les inégalités. En fait, ce phénomène peut être surdéterminé. Voici d’autres théories :

  • L’ignorance. "Les gens sous-estiment significativement les inégalités de rémunération actuelles" ont constaté Sorapap Kiatpongsan et Michael Norton. La rémunération des dirigeants représente un multiple de celle des travailleurs non qualifiés bien plus élevé que ce que les gens pensent, et même plus élevé que ce qu’ils estiment être désirable.

  • L’ancrage. Kris-Stella Trump a montré que ce que nous considérons être comme un niveau d’inégalités acceptable dépend du niveau actuel d’inégalités. Lorsque les inégalités augmentent, nous révisons à la hausse ce que l’on considère être un niveau tolérable d’inégalités. Dans la même veine, Jimmy Charitie, Raymond Fisman et Ilyana Kuziemko ont montré comment les préférences en ce qui concerne la redistribution sont influencées par des points de référence. Si les gens s’attendent à ce que les revenus soient égaux, ils vont demander davantage de redistribution que s’ils s’attendent à des revenus inégaux.

  • La justification du système. John Jost et alii ont montré comment les gens se racontent des histoires pour justifier les inégalités. Par exemple, ils font porter le blâme sur la victime ou croient que l’injustice est naturelle.


Tout cela m’amène à souligner certains points à la gauche et à la droite. A la droite, je suggère qu’un manque de demande de redistribution ne démontre pas nécessairement que les inégalités soient justes. Cela peut en fait s’expliquer par le fait que les attitudes soient faussées par des biais cognitifs. A la gauche, je dirais qu’il faut moins s’inquiéter à propos de l’influence que peuvent avoir les médias de droite sur les gens (les résultats des récentes élections au Royaume-Uni suggèrent qu’une telle influence est moindre qu’on ne le pense), mais davantage s’inquiéter de la façon par laquelle l’idéologie pro-inégalités peut émerger naturellement de l’interaction du capitalisme et des biais cognitifs. »

Chris Dillow, « The lack of demand for equality », in Stumbling & Mumbling (blog), 22 juin 2017. Traduit par Martin Anota