« (…) Malgré des indicateurs positifs, pourquoi les Américains sont-ils si insatisfaits ? Les raisons sont complexes et elles ne sont pas seulement d’ordre économique. Sans chercher à être exhaustif, je vais souligner ici quatre tendances inquiétantes qui aident à comprendre notre amertume.

Premièrement, la stagnation des revenus du travailleur médian. Depuis 1979, la production réelle par tête aux Etats-Unis a augmenté de 80 % et pourtant, au cours de cette période, la rémunération hebdomadaire des travailleurs à temps plein n’a augmenté que de 7 % en termes réels. En outre, ces gains résultent surtout de la hausse des salaires et du temps de travail des femmes. Pour les hommes, les rémunérations hebdomadaires réelles médianes ont en fait décliné depuis 1979. Bref, malgré la croissance économique, la classe moyenne a du mal à maintenir son niveau de vie.

Deuxièmement, le déclin de la mobilité économique et sociale. L’un des piliers de l’image que se donnent les Etats-Unis est l’idée du rêve américain, selon laquelle chacun peut atteindre une position élevée dans la société en faisant preuve de détermination et en travaillant dur. Cependant, La mobilité ascendante aux Etats-Unis semble avoir significativement décliné suite à la Seconde Guerre mondiale. Par exemple, dans une étude intitulée "The Fading American Dream", Raj Chetty et ses coauteurs ont étudié l’un des indicateurs de la mobilité ascendante, la probabilité qu’un enfant gagne plus que ses parents en grandissant. En utilisant les données du Census, ils constatent que 90 % des Américains qui sont nés au cours des années quarante ont fini par gagné plus que leurs parents, mais cela ne sera le cas que de 50 % de ceux qui sont nés dans les années quatre-vingt. D’autres études constatent que les Etats-Unis présentent, parmi les pays développés, l’un des taux de mobilité intergénérationnel, mesuré par exemple par la corrélation entre les revenus des parents et ceux de leurs enfants. Les Etats-Unis ont beau se voir comme une une société sans classes, ils sont parvenus à fortement rigidifier leur stratification sociale, notamment via la ségrégation résidentielle et éducationnelle, le jeu des réseaux sociaux et l’homogamie.

La stagnation des salaires médians et le déclin de la mobilité sont bien sûr liés à la hausse tendancielle des inégalités de revenu et de richesse, qui sont bien plus prononcées aux Etats-Unis que dans les autres pays développés. En particulier, de fortes inégalités tendent à freiner la mobilité économique, en accroissant les avantages éducationnels et sociaux relatifs des plus aisés. (Alan Krueger, mon ancien collègue de l’Université de Princeton, a appelé de "courbe de Gatsby le Magnifique" cette relation négative entre inégalité et mobilité sociale que l’on observe d’un pays à l’autre.) Je pense que les frustrations associés à la stagnation des revenus et au manque de mobilité sociale sont plus importantes aux yeux de la plupart des Américains que les inégalités en tant que telles. Les Américains tendent à mieux tolérer les inégalités que les citoyens des autres pays, en mettant davantage l’accent sur l’égalité des chances que sur l’égalité des places.

La troisième tendance adverse est l’aggravation du dysfonctionnement social associé aux zones et aux groupes démographiques en difficultés économiques. Par exemple, deux de mes anciens collègues de l’Université de Princeton, Anne Case et Angus Deaton, ont publié une importante étude sur la morbidité et la mortalité parmi les Américains de la classe populaire blanche (plus précisément ceux qui n’ont qu’un diplôme du secondaire). Ils ont constaté que les taux de mortalité autour de la quarantaine des Américains de la classe populaire blanche se sont brutalement aggravés relativement aux autres groupes démographiques des Etats-Unis ou aux classes populaires européennes. Case et Deaton ont qualifié cette surmortalité parmi la classe populaire blanche comme les "morts de désespoir" (deaths of despair), en raison du déclin concomitant des indicateurs de bien-être économique et social et en raison du rôle important joué par des facteurs comme l’addiction aux opioïdes, l’alcoolisme et le suicide. En effet, en 2015, plus d’Américains sont morts d’overdoses de drogue (…) que d’accidents de voiture, d’accidents liés aux armes à feu ou aux crimes.

Parce que la classe populaire blanche s’est révélée cruciale au cours des dernières élections, ses problèmes ont reçu bien plus d’attention depuis. Cependant, le problème du dysfonctionnement social au sein de la population économiquement fragilisée est bien plus large. Par exemple, l’une des tendances économiques les plus inquiétantes est le déclin du taux d’activité des hommes d’âge intermédiaire (de 25 à 54 ans), qui s’observe dans tous les groupes démographiques. En 1960, environ 97 % des hommes d’âge intermédiaire étaient actifs ; aujourd’hui, seulement 88 % d’entre eux le sont. Les études constatent que beaucoup des hommes qui ne travaillent pas dans le secteur formel sont vraiment inactifs, dans le sens où ils ne s’occupent ni d’enfants, ni de personnes âgées par exemple. Les taux d’activité des hommes d’âge intermédiaire sont plus faibles aux Etats-Unis que dans la plupart des pays européens, malgré la faiblesse des marchés européens dans ces derniers. L’une des explications possibles pour cette divergence tient aux différences en matière de système judiciaire. Le taux d’incarcération élevé des Etats-Unis laisse de nombreux hommes, notamment des Afro-Américains, avec un casier carcéral, ce qui réduit leurs opportunités d’emploi, même plusieurs années après leur libération.

Le quatrième et dernier facteur que je vais souligner, intimement lié aux autres, est l’aliénation politique et la défiance vis-à-vis des institutions, qu’elles soient publiques ou privées. En particulier, les Américains ont généralement peu confiance dans la capacité de leurs gouvernements, en particulier de leur gouvernement fédéral, à représenter convenablement leurs intérêts, sans parler de leur capacité à résoudre leurs problèmes. Selon un récent sondage, seulement 20 % des Américains déclarent avoir confiance en la capacité du gouvernement de Washington à prendre les bonnes décisions, que ce soit "tout le temps" ou "la plupart du temps". L’incapacité à empêcher la crise financière mondiale n’a bien sûr pas aidé les choses, mais ces attitudes étaient déjà présentes dans les années soixante-dix. Dans un récent ouvrage, Strangers in Their Own Land, la sociologue Arlie Russell Hochschild détaille les années qu’elle a vécues parmi une communauté conservatrice de Louisiane. L’un de ses constats les plus frappants est la réticence des Louisianais à soutenir les efforts fédéraux pour protéger l’environnement local, malgré les risques de santé substantiels auxquels ils font face en conséquence de la pollution générée par les raffineries de pétrole et d’autres industries. Cette opposition semble résulter en partie des valeurs traditionnelles d’indépendance, mais elle reflète aussi le scepticisme bien ancré vis-à-vis de la sincérité des responsables du gouvernement et de leur capacité à améliorer les choses à un coût économique raisonnable. »

Ben Bernanke, « When the growth is not enough », discours prononcé à la conférence organisée par la BCE à Sintra, le 26 juin 2017. Traduit par Martin Anota