« (…) La grande dichotomie de notre époque est que, dans chaque pays, les nouvelles économiques sont à la fois encourageantes et décevantes : il est encourageant de voir que les économies sont en expansion; il est décevant de voir que la croissance est faible, au regard des performances passées. Aux Etats-Unis, cette dichotomie est profonde. La croissance du PIB américain a été presque aussi décevante que la hausse de l’emploi a été impressionnante. Dans les huit années qui ont suivi la fin de la récession, la croissance du PIB réel s’est élevée en moyenne à environ 2 %, bien en-deçà des précédentes tendances, alors que 15 millions d’emplois étaient créés. Comment cela peut-il être possible ?

Des vents changeants


(…) Je vais commencer avec la démographie. Deux puissantes tendances sont évidentes : Nous vivons en général plus longtemps, mais les taux de natalité déclinent. La bonne nouvelle, c’est que les gens vivent plus longtemps en moyenne. L’espérance de vie globale dans les pays-membres de l’OCDE a augmenté depuis les années cinquante en passant de 60 ans à 80 ans (cf. graphique 1), même si ce n’est pas le cas pour tous les groupes démographiques (Case et Deaton, 2017). Et on s’attend à ce qu’elle s’accroisse encore, pour dépasser les 90 ans au cours de ce siècle.

GRAPHIQUE 1 Les prévisions d’espérance de vie et de croissance démographique

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source : Nations Unies (2015)

Malgré cet allongement de la longévité, la croissance de la population a décliné en raison d’une chute des taux de natalité. Parmi les pays développés qui appartiennent à l’OCDE (qui inclut l’Australie), la croissance de la population a atteint en moyenne plus de 1 % dans les années cinquante et soixante, mais elle est désormais inférieure à 0,5 % par an (cf. graphique 1). Les prévisions des Nations Unies (2015) suggèrent que la croissance démographique est susceptible de devenir négative dans ce groupe de pays d’ici les vingt prochaines années.

En ce qui concerne la productivité, les bouleversements que connaissent les pays développés ne sont pas moins dramatiques. Aux Etats-Unis, on parle de "ralentissement de la productivité". La productivité du travail (le montant que produit chaque travailleur au cours d’une heure) aux Etats-Unis a augmenté à un rythme légèrement inférieur à 1 % au cours de la dernière décennie, soit à un rythme plus de deux fois moindre que celui de la précédente décennie (cf. graphique 2).

GRAPHIQUE 2 Croissance de la productivité totale des facteurs et de la productivité du travail aux Etats-Unis

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source : Fernald (2014)

Ce ralentissement de la croissance de la productivité est une répétition de ce que nous avons connu entre le milieu des années soixante-dix et le milieu des années quatre-vingt-dix. Et c’est le même facteur majeur que l’on trouve derrière le ralentissement au cours des deux périodes : le très fort ralentissement de ce que les économistes appellent la "productivité globale des facteurs" (PGF). La PGF est le résidu de la productivité qui reste après avoir prix en compte les changements dans la qualité de la main-d’œuvre et le montant de l’investissement en capital dans l’économie ; elle est souvent considérée comme une mesure de l’innovation et de la technologie.

Certains commentateurs font porter le blâme pour le ralentissement apparent de la productivité à l’incapacité des statistiques économiques à suivre les changements, par exemple l’adoption de la technologie mobile, les médias sociaux, l’économie du partage et ainsi de suite. Une étude rigoureuse révèle pourtant que ces développements ne présentent pas de plus grandes difficultés que ceux du passé : en d’autres termes, le ralentissement de la productivité est réel (Byrne, Fernald et Reinsdorf, 2016).

Le récent ralentissement de la productivité n’est pas confiné aux Etats-Unis ; il s’agit d’un phénomène mondial. En moyenne, sur 17 pays développés (et, à nouveau, en excluant l’Australie), la croissance de la productivité a chuté sous 1 % par an au cours de la dernière décennie, moins de la moitié que le rythme qu’elle suivait au cours des 30 années précédentes (cf. graphique 3). Comme aux Etats-Unis, l’un des principaux suspects mis en avant pour expliquer ce ralentissement est une chute brutale de la croissance de la productivité globale des facteurs.

GRAPHIQUE 3 Croissance de la productivité globale des facteurs et de la productivité du travail pour 17 pays développés

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source : Bergeaud, Cette et Lecat (2016)

Un frein pour la croissance


Ainsi, qu’est-ce que ces changements tendanciels dans les dynamiques démographiques et dans l’évolution de la productivité impliquent pour la croissance économique à l’avenir ? Pour répondre à cette question, il faut un peu d’arithmétique. A moyen terme, le taux de croissance soutenable de l’économie est égal à la somme du taux de croissance de la productivité et du taux de croissance de l’offre de travail. Par conséquent, le ralentissement de la croissance de la productivité se traduit par un ralentissement de la croissance soutenable du PIB.

La démographie aussi freine, plus qu’elle ne stimule, la croissance économique. Le déclin de la croissance de la population implique une plus faible croissance de la population active. En outre, l’allongement de l’espérance de vie, combinée à l’allongement de la scolarité, signifie que les gens passent une part moins importante de leur vie dans la vie active. Ces deux vagues démographiques poussent la croissance de la population active vers zéro, voire même en territoire négatif, comme c’est le cas dans des pays comme le Japon. Même les Etats-Unis, qui ont connu par le passé des taux de croissance de la population élevés, devraient connaître une croissance de la population active de seulement 0,5 % par an au cours de la prochaine décennie, soit une forte chute par rapport au passé.

Ces dynamiques de la démographie et de la productivité nous indiquent que la croissance que nous avons connue au cours des dernières années (et que nous avons trouvée "décevante", "anémique" et "fragile" lorsque nous la comparions aux années passées) est un avant-goût de l’avenir. Avec Kathryn Holston et, Thomas Laubach, j’ai cherché à quantifier la nouvelle norme pour la croissance. Nous estimons que le taux de croissance tendanciel du PIB pour quatre économies (le Canada, la zone euro, le Royaume-Uni et les Etats-Unis) s’élève maintenant à 1,5 %, soit la moitié de son rythme d’il y a trente ans (cf. graphique 4). Dans le cas précis des Etats-Unis, il s’élèverait à seulement 1,5 %, ce qui est cohérent avec l’estimation de Fernald (2016).

GRAPHIQUE 4 Estimations du taux d’intérêt d’équilibre et de la croissance tendancielle

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source : Holston, Laubach et Williams (2016)

Les implications pour la politique économique


Ainsi, voilà plusieurs causes expliquant la lenteur de la croissance… mais quelles en sont les conséquences ? Tout d’abord, les dynamiques démographiques et le ralentissement de la croissance ont poussé à la baisse le taux d’intérêt réel normal à long terme (ou taux d’intérêt "naturel" ou encore taux d’intérêt d’équilibre) à des niveaux historiquement faibles pays après pays. Le ralentissement de la croissance tendancielle réduit la demande d’investissement, tandis que l’allongement de l’espérance de vie tend à accroître l’épargne des ménages (...). Cette combinaison de faible demande et de forte offre d’épargne, avec d’autres facteurs, a poussé à la baisse le "prix" de l’épargne, c’est-à-dire le taux d’intérêt d’équilibre. Avec des marchés de capitaux ouverts, les développements mondiaux affectent le taux d’intérêt d’équilibre dans chaque pays, et ce qu’importe les conditions économiques prévalant localement. (…) Les perspectives démographiques et le ralentissement soutenu de la croissance de la productivité autour du monde m’amènent à penser que le taux d’intérêt d’équilibre ne retournera pas à des niveaux plus élevés de sitôt.

La forte baisse du taux d’intérêt d’équilibre pose un énorme défi pour la politique monétaire et la stabilité financière. En particulier, la nature mondiale du déclin du taux d’intérêt d’équilibre implique que les banques centrales vont faire face à des défis de taille lorsqu’elles chercheront à stabiliser leur économie face à des chocs négatifs lorsque les taux d’intérêt ne sont pas très loin de leur borne inférieure (cf. Caballero, Farhi et Gourinchas, 2016, mais aussi Eggertsson et ses coauteurs, 2016). Dans un monde de faible taux d’intérêt d’équilibre, ce que nous avons qualifié de politiques "extraordinaires", en l’occurrence les taux d’intérêts nuls ou négatifs, le forward guidance et les politiques de bilan, sont susceptibles de devenir la norme, dans la mesure où les banques centrales auront plus de difficultés à atteindre leurs objectifs macroéconomiques. (…) Dans le meilleur des mondes, les politiques budgétaires et les autres politiques économiques participeraient à alimenter la prospérité économique à long terme et à pousser le taux d’intérêt d’équilibre à la hausse. (…) Sans de telles actions, la politique monétaire sera sévèrement contrainte lorsqu’elle cherchera à atteindre la stabilité des prix, à bien ancrer les anticipations d’inflation et à renforcer la performance macroéconomique dans un monde de faible taux d’intérêt d’équilibre. »

John C. Williams, « The global growth slump: Causes and consequences », FRBSF Economic Letter, n° 2017-19, 3 juillet. Traduit par Martin Anota