« J’ai pris une petite pause (…) pour lire David Glasner sur le "mécanisme flux-prix de numéraire" (price-specie-flow mechanism). L’exposition de ce mécanisme que propose David Hume dans son "Of the balance of trade" en 1752 constitua un point tournant dans le développement de l’économie : il s’agit peut-être du premier vrai modèle économique, faisant sens du monde réel (et donnant d’importantes préconisations en matière de politique économique), via une expérience de pensée simplifiée, c’est-à-dire bien un modèle fondamentalement, malgré l’absence de mathématiques explicites. Glasner affirme, cependant, qu’il a cessé d’être un bon modèle au dix-neuvième siècle en raison de l’essor de l’activité bancaire avec réserves fractionnaires et des banques centrales.

Je pense que cette critique va à la fois trop loin, et pas assez. Dans des systèmes où les réserves de banques prirent la forme de monnaie métallique (et les billets étaient adossés sur cette monnaie métallique, comme aux Etats-Unis), l’essentiel du mécanisme flux-prix de numéraire était encore en vigueur pour la majorité du dix-neuvième siècle. D’un autre côté, le lien simple entre les soldes commerciaux et les flux de monnaie métallique s’était enrayé avec la hausse de la mobilité du capital : quand les investisseurs britanniques commencèrent à acheter beaucoup d’obligations du réseau ferroviaire américain, nous n’étions plus dans le monde de Hume.

Mais cela ne signifie pas que Hume avait tort concernant « son » monde. Et la lecture de Glasner m’a fait penser à une catégorie d’idées économiques qui est cruciale pour donner du sens à une partie de l’histoire de la pensée économique, la catégorie des idées "jadis exactes". Il s’agit d’idées qui furent de bonnes descriptions soit du monde dans lequel vécurent les économistes classiques, soit du monde tel qu’il était avant qu’ils écrivirent. La place d’honneur revient sûrement ici à l’économie malthusienne. Vous entendrez toujours des gens dire platement que Malthus avait tort. Mais au cours des 60 siècles, environ, qui se sont succédé depuis que la civilisation a émergé en Mésopotamie, la proposition malthusienne (selon laquelle la pression démographique efface tout gain de productivité, si bien que la plupart des gens vivent au seuil de subsistance) était exacte au cours de 58 d’entre eux. (…) Les deux siècles pour lesquels la proposition ne se vérifia pas furent les deux siècles qui suivirent les écrits de Malthus.

Bien sûr, cela n’a pas été un accident. Malthus n’a pas tué l’économie malthusienne ; mais l’essor de la curiosité intellectuelle, de la réflexion approfondie, de l’attitude scientifique furent à l’origine de l’apparition de personnalités comme Malthus (qui proposa une approche de l’économie que l’on peut qualifier comme moderne), mais aussi de l’accélération significative du progrès technologique qui nous sortit précisément d’une trappe malthusienne longue de 58 siècles.

De même, je ne pense pas que l’on puisse douter qu’un mécanisme semblable au mécanisme flux-prix de numéraire de Hume ait opéré à un moment ou à un autre de l’histoire depuis l’introduction de la monnaie métallique jusqu’à un certain moment à la fin du dix-huitième siècle ou au début du dix-neuvième. Comment l’argent espagnol finit par alimenter une hausse des prix dans le reste de l’Europe ? Comme Hume lui-même le dit, parce que l’argent accrut les prix espagnols, ce qui entraîna des déficits commerciaux, et l’argent s’écoula dans les partenaires à l’échange de l’Espagne. Puis, les gens (en particulier les Ecossais !) développèrent l’activité bancaire moderne et apprirent à placer des capitaux au-delà des frontières. Ces innovations commerciales faisaient partie d’un esprit général de réflexion et d’innovation qui produisirent, parmi d’autres choses, David Hume et Adam Smith.

J’ai d’autres exemples en tête. L’économie auto-stabilisatrice (dans laquelle le chômage entraîne une déflation, qui accroît l’offre de monnaie réelle et donc restaure le plein-emploi) est un autre mécanisme qui fonctionna probablement dans une grande partie de l’histoire, mais commença à disparaître quand les économies agraires laissèrent place aux économies industrialisées dans lesquelles les prix sont moins flexibles. Le rejet par David Ricardo de la possibilité d’une insuffisance de demande se révéla être finalement des plus inexactes (et était déjà sûrement inexacte dans la Grande-Bretagne de 1817), mais elle a pu être exacte à une époque ou à une autre par le passé.

Y a-t-il ici une morale à cette histoire ? Les choses économiques changent. Dans l’ensemble, elles changent plus lentement que la plupart des gens ne le pensent ; comprendre les années trente était toujours immensément utile pour comprendre le monde après 2008. Mais les « lois » économiques (je déteste généralement ce terme) ne sont pas éternelles et les bons économistes peuvent à la fois avoir raison à propos des époques passées et avoir tort pour le monde actuel. (…) »

Paul Krugman, « Formerly true theories », in The Conscience of a Liberal (blog), 10 juillet 2017. Traduit par Martin Anota