« Il y a plusieurs arguments contre l’aide étrangère. Angus Deaton a affirmé que l’aide étrangère, en fournissant aux gouvernements des ressources autrement qu’à travers la fiscalité, brise le lien de réciprocité qui existe entre les contribuables et l’Etat. Elle affaiblit donc les institutions nationales et isole les régulateurs de la population. Dambisa Mayo croit que l’aide alimente la corruption. Bill Easterly a attaqué l’aide au motif qu’elle irait aux gouvernements et non au secteur privé. Plusieurs critiques récentes rappellent des arguments avancés il y a plusieurs décennies par Peter Bauer ("Dissent on development") et même plus tôt par Ludwig von Mises.

Aujourd’hui, à l’instant même où l’Union européenne semble considérer une hausse de l’aide pour l’Afrique (non pas pour répondre à des inquiétudes humanitaires, mais pour satisfaire le seul intérêt domestique comme la réduction de la migration est difficile à imaginer sans une convergence substantielle des revenus entre l’Afrique et l’Europe), il est utile de souligner qu’un argument contre l’aide ne tient pas. C’est l’argument avancé quelques fois dans la presse populaire (et même par moments par certains universitaires aussi) selon lequel l’aide aux pays pauvres est juste un transfert de ressources des personnes pauvres dans les pays riches aux riches des pays pauvres. C’est que l’économie appelle un "transfert régressif" (par opposition au transfert « progressif » que nous désirons, consistant à taxer une personne plus riche et à transférer l’argent à un plus pauvre.)

Les données sur la répartition mondiale du revenu montrent clairement que cet argument précis avancé contre l’aide ("la régressivité") n’est pas valide. (J’ai déjà abordé ce sujet, de façon plus détaillée, ici.)

(…) Le graphique ci-dessous montre les niveaux de revenu annuel par tête (en dollars PPA de 2011) à différents centiles des répartitions du revenu aux Pays-Bas et au Mali. Comme nous pouvons facilement le voir, même les centiles les plus pauvres aux Pays-Bas sont plus riches que n’importe quel centile de la répartition malienne, notamment les 1 % les plus riches. En d’autres mots, les deux répartitions ne s’imbriquent pas : la répartition hollandaise commence à des niveaux de revenu bien plus élevés que ceux où la répartition malienne s’achève. (La ligne en pointillés est tirée à partir du niveau de revenu du centile le plus pauvre de la répartition hollandaise.)

GRAPHIQUE 1 Répartition du revenu aux Pays-Bas et au Mali

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Maintenant, ce fait seul indique que si l’on taxait un Hollandais et transférait cet argent à une personne au Mali, il serait peu probable qu’il s’agisse d’un transfert régressif. Mais la probabilité d’un transfert régressif est même plus faible que cette première réflexion nous le suggérerait. On doit se demander quelle pourrait être l’identité du Hollandais dont proviendrait l’euro d’impôt (qui est utilisé pour l’aide). En d’autres mots, imaginons un gros bol où seraient collectés tous les impôts sur le revenu que payent les Hollandais et imaginons que sur chaque euro que contiendrait ce bol serait écrit le niveau de revenu (ou la position en termes de centile) de la personne qui l’a payé. Si le système hollandais était un système censitaire, chaque Hollandais contribuerait au même montant absolu et la position en termes de centile du contribuable dont l’euro irait au Mali serait le revenu médian hollandais. Si le système hollandais était tel que le taux d’imposition soit le même pour chaque individu, c’est-à-dire indépendamment de son niveau de revenu (le système d’« impôt forfaitaire »), l’euro viendrait de la personne gagnant le niveau de revenu hollandais moyen. (Formellement, t = αy où t désigne les impôts payés par un individu, α le taux d’imposition et y le revenu avant imposition. Ensuite, l’euro d’impôt aléatoire est reçu d’une personne avec le revenu : E(y(t/T)=E(αy2/T)=α(E(y))2/αE(y)=E(y) où T désigne les impôts totaux.) La personne avec le revenu moyen aux Pays-Bas est localisée au 63ème centile de la répartition du revenu hollandaise.

Mais ce n’est pas tout. Le système hollandais d’imposition directe est progressif, ce qui signifie que le taux d’imposition augmente avec le niveau de revenu. Maintenant, les plus riches vont verser un montant plus élevé non seulement de façon absolue, mais aussi de façon proportionnelle. (…) Nous pouvons calculer le taux d’imposition moyen par centile de la répartition hollandaise (présenté dans le graphique ci-dessous) et aussi calculer qu’un euro aléatoire qui irait financer l’aide en Afrique viendrait de la personne qui se situe au 73ème centile de la répartition du revenu hollandaise. (C’est l’autre façon de dire que la moitié des impôts hollandais sont payés par les 27 % plus gros contribuables.)

GRAPHIQUE 2 Part du revenu brut versé comme impôts directs aux Pays-Bas en 2013 selon le niveau de revenu avant imposition (en %)

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Nous pouvons maintenant retourner au premier graphique et quelle est la probabilité que le bénéficiaire de l’aide hollandaise au Mali soit plus riche que la personne au 73ème centile de la répartition hollandaise du revenu. Puisque même les 1 % des Maliens les plus riches ont un revenu qui est grandement inférieur (il est d’environ un quart) que le revenu au 73ème centile de la répartition hollandaise, cette probabilité doit être quasi nulle. En d’autres mots, même si nous supposons, plutôt de façon extravagante, que les seuls bénéficiaires de l’aide hollandaise au Mali sont les 1 % les plus riches locaux, le transfert serait toujours progressif. On peut bien sûr affirmer que si nous découpions la répartition malienne du revenu en de plus petites parts, il se pourrait qu’une petite part (regroupant, imaginons, les cinq ou dix Maliens les plus riches) soit plus riche que le 73ème centile de la répartition hollandaise. Mais cela revient simplement à dire que (en travaillant derrière le voile d’ignorance sur l’identité des bénéficiaires de l’aide) la probabilité d’un transfert régressif se situe quelque part au voisinage d’un centième d’un pourcent. Il incombe à ceux qui affirment que l’aide étrangère peut être régressive de montrer que les bénéficiaires de l’aide sont les gens qui font probablement partie des plus hauts revenus maliens. D’après tout ce que nous savons sur les effets de l’aide, cela semble des plus improbables.

En conclusion, l’aide n’est pas une panacée, elle peut même se révéler nuisible du pays destinataire, mais elle ne représente sûrement pas (dans la plupart des cas auxquels nous avons normalement affaire) un transfert de pouvoir d’achat d’une personne pauvre dans un pays riche à une personne riche dans un pays riche. (…) »

Branko Milanovic, « Why foreign aid cannot be regressive? », in globalinequality (blog), 11 juillet 2017. Traduit par Martin Anota