« Il y a eu un débat intéressant cette semaine entre Martin Sandbu et The Economist, qui suscita une réaction de la part de Philippe Legrain (puis à nouveau une réponse de Sandbu ici). La question qu’ils se posent est si le solde du compte courant allemand, qui a régulièrement augmenté en passant d’un léger déficit en 2000 à un large excédent de plus de 8 % du PIB ces derniers années, est un problème et, en l’occurrence, un frein sur la croissance mondiale.

Pour déterminer si un excédent courant est un problème, il est essentiel de comprendre pourquoi il apparaît. J’en ai parlé en détails à plusieurs reprises par le passé et Peter Bofinger, l’un des cinq membres du Conseils des Experts Economiques en Allemagne, en offre le même récit que moi. Pour résumer, depuis le lancement de la monnaie unique, l’Allemagne a freiné ses salaires, si bien que ceux-ci se sont accrus à un rythme qui n’était pas cohérent avec la cible d’inflation de la zone euro (une inflation inférieure, mais proche, de 2 %). Nous pouvons le voir clairement dans le graphique suivant.

GRAPHIQUE Coûts du travail unitaires relatifs (en indices, base 100 en 2000)

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La ligne bleue montre les coûts du travail unitaires de l’Allemagne relativement à (…) la moyenne de la zone euro. (…) En maintenant l’inflation salariale à un faible niveau entre 2000 et 2009, l’Allemagne a peu à peu acquis un avantage comparatif sur les autres pays-membres de la zone euro. Au même instant, la plupart des gens se focalisèrent sur la forte inflation à la périphérie de la zone euro. Mais comme la ligne rouge le montre, cela n’était qu’une partie de l’histoire, dans la mesure où l’inflation salariale était trop faible en Allemagne relativement aux autres pays-membres. Cet avantage comparatif qu’elle s’est peu à peu constitué eut comme conséquence d’entraîner un excédent du compte courant allemand.

Cependant, cela ne suffit pas en soi pour dire qu’il y a un problème, pour deux raisons connexes. Premièrement, peut-être que l’Allemagne est entrée dans la zone euro à un taux de change sous-évalué, si bien que le graphique ci-dessus présenterait juste une correction de ce phénomène. Deuxièmement, peut-être que l’Allemagne doit cette compétitivité à l’inclinaison du secteur privé à épargner plus qu’il n’investit et par conséquent à acheter des actifs financiers.

Il y a de bonnes raisons, notamment en ce qui concerne le vieillissement démographique que connaît l’Allemagne, de penser que ce deuxième point est exact. (…) Sur le plan démographique, cela fait sens que l’Allemagne génère un excédent de compte courant. La question clé est de savoir quelle devrait être la taille de l’excédent subséquent. Un excédent de 8 % du PIB est très large et j’ai toujours pensé qu’il était bien trop ample pour simplement refléter les préférences sous-jacentes des épargnants allemands.

Je suis heureux de voir que le FMI est d’accord avec cela. Il suggère que l’excédent de compte courant d’équilibre à moyen terme se situerait entre 2,5 % et 5,5 % du PIB. Cela suggère que la correction de compétitivité qui commença en 2009 a encore une certaine marge devant elle. Pourquoi est-ce que cela prend tant de temps ? Certains estiment que l’excédent de 8 % du PIB doit représenter un certain équilibre à moyen terme, dans la mesure où le déséquilibre provoqué par les rigidités des prix et salaires devrait s’être résorbé avec le temps. J'ai déjà taclé un tel argument il y a quelques années.

Or, pour que déséquilibre de compétitivité se résorbe, nous avons besoin soit d’une forte croissance des salaires en Allemagne, soit d’une faible croissance des salaires dans le reste de la zone euro, soit des deux. Etant donné à quel point l’inflation est faible en moyenne dans la zone euro, il est très difficile d’obtenir une plus faible inflation salariale dans le reste de la zone euro qu’en Allemagne. La réticence des entreprises à imposer des réductions de salaires ou des travailleurs à les accepter est bien connue. La réduction des déséquilibres de compétitivité dans la zone euro est restée lente dans la zone euro dans la mesure où celle-ci peinait toujours à sortir de la récession provoquée par l’austérité budgétaire et où l’inflation moyenne de la zone euro restait par conséquent faible. (1)

En ce sens, des excédents de compte courant allemands d’une telle échelle sont un symptôme de deux problèmes sous-jacents : d’une part, la réussite de l’Allemagne à gagner en compétitivité-prix vis-à-vis des autres pays-membres de la zone euro avant la crise financière mondiale et, d’autre part, l’actuelle faiblesse de l’inflation dans la zone euro. L’Allemagne peut rattraper ses erreurs passées en encourageant la hausse des salaires domestiques, soit directement, soit indirectement via une politique budgétaire expansionniste. Non seulement cela accélérerait l’ajustement, mais cela étoufferait aussi une certaine culture en Allemagne consistant à légitimer la réduction des coûts vis-à-vis des autres pays-membres en freinant les salaires. (2)

De ce point de vue, est-ce que cela signifie que les excédents de compte courant allemands freinent la croissance mondiale ? Seulement d’une façon très indirecte. Si une hausse des salaires allemands ou d’éventuelles mesures adoptées pour les accroître stimulaient la demande globale et la production en Allemagne, cela stimulerait ensuite la croissance mondiale. (Rappelez-vous que les taux d’intérêt de la BCE butent sur leur borne inférieure, donc elle se resserrerait peu en réaction à une éventuelle stimulation de la demande globale.) En stimulant ainsi la demande, l’Allemagne ne se contenterait pas d’aider le reste du monde ou d’autres pays-membres de l’union monétaire : elle corrigerait un problème qu’elle a créé de son propre chef.

(1) La résistance aux réductions de salaires nominaux devient un argument bien plus puissant pour relever la cible d’inflation dans une union monétaire où les asymétries signifient que les taux de change d’équilibre sont susceptibles de varier au cours du temps.

(2) La règle dans union monétaire est très simple. Une fois que nous avons atteint un équilibre de compétitivité, les salaires nominaux doivent s’accroître de 2 % (ce qui correspond à la cible d’inflation) de plus que la productivité nationale sous-jacente. J’ai fréquemment reçu des commentaires affirmant qu’une fixation des salaires inférieure à ce niveau améliorerait la compétitivité de la zone euro dans son ensemble. C’est incorrect, parce que si tous les pays-membres de l’union monétaire modéraient leurs salaires de la même ampleur, l’inflation de la zone euro chuterait, amenant la banque centrale à assouplir sa politique monétaire pour ramener l’inflation à 2 % et l’inflation salaire à 2 % plus la croissance de la productivité. »

Simon Wren-Lewis, « Why German wages need to rise », in Mainly Macro (blog), 14 juillet 2017. Traduit par Martin Anota



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