« Les banques internationales sont internationales dans la vie, mais nationales dans la mort »

Mervyn King



« Les cours en économie internationale présentent habituellement aux étudiants la "trinité impossible" (ou "triangle des incompatibilités" ou encore "trilemme" en économie ouverte), à savoir l’idée selon laquelle il y a incompatibilité entre la fixité du taux de change, la libre circulation des capitaux au niveau international et l’autonomie de la politique monétaire. Pourquoi ? Parce qu’avec la mobilité internationale des capitaux dans un régime de taux de change rigide, les préférences en termes de devises des agents privés (et non des décideurs publics) déterminent la taille du bilan de la banque centrale et donc le taux d’intérêt domestique. (…)

Mais si beaucoup d’étudiants ont appris qu’un pays peut obtenir au maximum deux des trois éléments du trilemme en économie ouverte, peu d’entre eux savent qu’il existe aussi un trilemme financier. Selon celui-ci, la stabilité financière, l’intégration financière internationale et les politiques financières nationales sont incompatibles entre elles (…). Le raisonnement derrière ce second trilemme est le suivant. L’approfondissement de l’intégration financière réduit les incitations des autorités publiques nationales à agir de façon à préserver la stabilité financière au niveau mondial. Ou, pour le dire autrement, comme les bénéfices tirés des politiques de stabilité financière se diffusent au-delà des frontières du pays, les autorités nationales sont moins enclines à supporter les coûts d’une stabilisation du système au niveau national. Par conséquent, si nous poursuivons l’intégration financière, alors nous devons nous appuyer davantage sur la coordination internationale entre les différents régulateurs financiers internationaux (…). Cette conclusion s’applique partout, mais surtout au sein de la zone euro, où les responsables de politique économique désirent un marché financier pleinement intégré, mais tout en continuant de protéger leurs champions nationaux (…).

Nous estimons que Dirk Schoenmaker est celui qui a le mieux exposé le trilemme financier (…). Dans son modèle simple, le problème apparaît en comparant les bénéfices (B) et les coûts (C) de la stabilisation d’une banque lors d’une crise. La stabilisation bénéficie à l’économie en permettant d’éviter une contagion financière et, par conséquent, contribue à soutenir l’offre de crédit et l’activité économique. Les coûts sont ceux imposés aux contribuables lorsque le secteur public recapitalise les banques fragiles, comme ce fut le cas avec la plupart des renflouements au cours de la crise de 2007-2009. (…)

Dans le cas d’une banque purement domestique, un régulateur compare ces coûts et bénéfices, choisissant de mettre en œuvre une résolution soutenue par le secteur public quand les bénéfices (B) sont supérieurs aux coûts (C). Sinon, les autorités vont fermer la banque, laisser les actionnaires et les contreparties supporter les pertes. Cependant, plus la part de l’activité étrangère (s) de la banque en difficulté est large, plus les étrangers tireront relativement plus de bénéfices de la recapitalisation par rapport aux résidents domestiques. En l’absence de coopération internationale, le régulateur domestique compare les bénéfices domestiques de la stabilisation, c’est-à-dire (1-s)xB, par rapport au coût (purement domestique) de la stabilisation (C). Alors qu’une recapitalisation stabiliserait le système financier international si les bénéfices excèdent les coûts (B>C), les régulateurs nationaux vont seulement procéder à une recapitalisation publique si les bénéfices publics sont supérieurs aux coûts, c’est-à-dire si (1-s)xB>C. Dans le cas contraire, c’est-à-dire si les bénéfices des étrangers représentent une proportion suffisamment large du total, c’est-à-dire si (1-s)<C/B, alors les autorités nationales vont choisir de fermer la banque, au risque de générer une contagion et de déstabiliser le système financier international.

Le paradoxe de Mervyn King (cité en en-tête du billet) souligne ce conflit entre les bénéfices et les coûts internationaux et nationaux de la réponse à la faillite des banques internationaux. Cela signifie qu’en définitive seulement deux régimes sont cohérents avec la stabilité financière : un premier régime où l’activité transfrontalière est complète et un second régime où celle-ci est très limitée. Mais le premier régime requiert d’amples coopération et coordination entre les régulateurs nationaux. Cette coordination doit être préétablie et crédible ; elle ne peut être organisée de façon fiable et ad hoc durant une crise, lorsque les régulateurs n’ont ni le temps ni l’inclinaison à négocier des accords exceptionnels pour se partager le fardeau. Le second régime ne requiert pas de coordination, comme les incitations des régulateurs nationaux suffisent pour promouvoir des politiques de stabilisation dans une crise (c’est-à-dire, si B>C), mais avec un tel système l’économie se prive des bénéfices de la finance transfrontalière.

De notre point de vue, le trilemme financier s’applique bien au-delà du problème que rencontre Schoenmaker en recherchant un mécanisme approprié pour partager les coûts associés à la résolution des banques internationales. L’une des raisons est que les banques mondiales ne sont pas les seules sources d’instabilité transfrontalière potentielle. Les risques systémiques peuvent notamment être générés ou transmis par les activités pseudo-bancaires d’institutions non bancaires (considérons l’impact de la sortie d’un fonds monétaire de la zone euro au sommet de la crise) (…) et les vulnérabilités même dans l’architecture financière (…), pour ne citer que quelques exemples.

Une autre inquiétude est que, de façon à limiter la probabilité d’une crise financière, les coûts qu’il y a à assurer la résilience financière doivent être pré-payés en période de bonne conjoncture (disons, via des exigences en capital et en liquidité). Si les bénéfices d’une prévention de la crise débordent au-delà des frontières (comme le font les bénéfices de la résolution dans le modèle de Schoenmaker), les régulateurs nationaux seront moins incités à pré-payer la prévention des crises.

Bien évidemment, le problème du trilemme financier survient seulement si le système financier international est très intégré. A quel point est-il intégré ? (…) La réponse simple est : il ne l’a jamais été autant. Cependant la dynamique d’approfondissement rapide de l’intégration entre 1980 et 2007 s’est stoppée avec la crise financière. Et, depuis 2007, un élément d’intégration dans les pays développés (l’activité transfrontalière des banques) a décliné (comme l’ont notamment montré Lane et Milesi-Ferretti).

Le graphique ci-dessous représente un indicateur large de l’intégration financière pour lequel nous avons une longue série de données historiques : le ratio rapportant le montant des actifs et passifs externes sur le PIB. Selon cette mesure, qu’Obstfeld et Taylor appellent "la seconde vague" de la mondialisation commença autour de 1980 et dépassa "la première vague", qui a été associée à l’époque de l’étalon-or précédant la Première Guerre mondiale. Comme le dernier rapport annuel du BRI le souligne, la mondialisation financière des quarante dernières années a contribué à amélioré les niveaux de vie en soutenant le commerce international et l’investissement et en améliorant l’allocation des ressources et la gestion du risque. Parallèlement, les bénéfices nets seraient substantiellement plus larges si les coûts clés, tels que la transmissions internationale de crises que la mondialisation financière facilite, étaient mieux gérés.

GRAPHIQUE Actifs et passifs externes mondiaux (en % du PIB)

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source : BRI

(…) Vers quel équilibre de long terme du trilemme financier allons-nous ? Allons-nous vers un équilibre qui préserve ou approfondie davantage le niveau déjà élevé d’intégration ? Ou allons-nous vers un équilibre dans lequel les régulateurs et les intermédiaires restent derrière les frontières nationales pour assurer la stabilité financière ? Ou allons-nous maintenir une combinaison instable et inquiétante (comme celle actuelle) où le déséquilibre de l’intégration internationale avancée et la régulation nationale nous laisse vulnérables à de nouvelles perturbations financières survenant dans l’économie domestique ou dans le reste du monde ?

(…) Le danger d’une fragmentation financière persiste. Les régulateurs ne peuvent être sûrs que les capitaux, la liquidité et les accords de résolution en place aujourd’hui suffisent pour empêcher une autre crise. Et, parce que ces problèmes peuvent se transmettre rapidement d’un pays à l’autre dans un monde intégré, le trilemme financier nous dit que les régulateurs nationaux doivent s’inquiéter de la résilience des autres systèmes financiers. Ils doivent aussi savoir si les innovations ailleurs vont permettre aux entreprises de contourner les règles communes. Par conséquent, une plus grande coopération et un meilleur partage de l’information vont sûrement être nécessaires pour maintenir le statu quo d’une forte intégration.

En considérant ses bénéfices à long terme, nous espérons que le trilemme financier sera résolu en faveur d’un approfondissement (et non un retrait) de l’intégration financière. Mais, si la coordination se révèle inadéquate ou si l’information pertinente à propos des autres juridictions s’avère difficile à vérifier, alors il faudra opter pour le retrait. Nous commençons déjà à voir ce retrait, comme les autorités requièrent que les entreprises internationales ramènent leurs actifs, capitaux et liquidité à l’intérieur des frontières nationales. Si cette dynamique se poursuivait, ce serait une manière tristement inefficace de résoudre le paradoxe de Mervyn King. »

Stephen Cecchetti et Kermit Schoenholtz, « The other trilemma: Governing global finance », in Money & Banking (blog), 24 juillet 2017. Traduit par Martin Anota