« Au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, l’inflation salariale est restée faible, malgré un chômage apparemment faible, ce qui constitue une énigme pour ceux qui croient en la courbe de Phillips. Felix Martin, dans le Financial Times, dit qu’il y a une raison à cela. Le "secret de l’économie", dit-il, est "l’importance centrale du pouvoir". L’inflation, rajoute-t-il, est "la méthode par défaut qu’a trouvée la société pour réconcilier, du moins pour un temps, des revendications irréconciliables". Et parce que les travailleurs n’ont pas le pouvoir aujourd’hui de formuler d’importantes revendications, nous n’observons pas de forte inflation.

Ce qui me déprime à propos de tout cela n’est pas que c’est exact, mais qu’on ait à le préciser.

Les économistes de mon âge ont été élevés pour voir que l’inflation était une question de pouvoir. L’idée même du NAIRU est apparue dans un article écrit par Bob Rowthorn en 1977. (En fait, il n’a pas créé l’acronyme NAIRU, mais l’idée qui lui était sous-jacente était là.) "Le conflit autour de la répartition du revenu affecte le niveau général des prix dans les économies capitalistes avancées", écrivait-il. "Le pouvoir joue un rôle central dans la détermination des salaires et des prix."

Son idée a été reprise. Dans leur manuel (…), Wendy Carlin et David Soskice notaient : "Dans une économie dans laquelle les travailleurs et les entreprises ont un pouvoir de marché (…), chaque groupe va chercher à obtenir une certaine part de la production de l’économie (…). Supposons que les revendications concurrentes soient incohérentes, c’est-à-dire que les revendications des travailleurs (une certaine hausse des salaires réels) et les revendications des entreprises (une certaine hausse des profits réels) ne peuvent être satisfaites que pour un niveau de production supérieur à celui qui est atteint. Chacun va chercher à obtenir ce qu’il revendique en utilisant son pouvoir de marché : les travailleurs vont exiger de plus hauts salaires nominaux et les entreprises vont pousser leurs prix à la hausse. La conséquence est l’accélération de l’inflation".

Dans cette vision, le NAIRU est le taux de chômage nécessaire pour assurer la paix dans "la bataille des taux de marge". (Je ne suis pas sûr de savoir qui est à l’origine de ces termes : il se peut que ce soit Richard Layard et Steve Nickell.) Quiconque qui en sait un peu à propos de la généalogie du NAIRU saurait par conséquent que (…) le pouvoir est en effet central à celui-ci. Et pourtant Felix souligne un point très important : ce fait a été ignoré par les théories plus sophistiquées qui apparurent à sa suite. C’est pourtant un autre exemple de quelque chose dont j’ai déjà parlé : le fait que le pouvoir se situe dans l’angle mort des technocrates.

Mais il y a aussi un autre point à souligner ici. Cela montre pourquoi l’histoire de la pensée économique est importante. Elle l’est parce que les figures de la pensée économique ont eu certaines intuitions que les penseurs qui les suivirent ignorèrent. Le progrès intellectuel n’est pas garanti. La tendance de certains nouveaux keynésiens à ignorer le rôle du pouvoir dans la détermination de l’inflation en est juste un autre exemple. On peut encore trouver un autre exemple avec le modèle IS-LM. L’un de ses défauts est d’ignorer ce qui constituait peut-être l’idée la plus importante de Keynes, celle selon laquelle notre connaissance relative à l’avenir « est en général très frêle et souvent négligeable ».

Une récente analyse réalisée par Oscar Valdes Viera nous offre un autre exemple. Les économistes néoclassiques qui essayèrent de "construire des lois économiques qui valideraient l’idée que l’ordre capitaliste existant est universel, naturel et harmonieux" nous éloignèrent de l’idée d’Adam Smith selon laquelle les gens sont des êtres sociaux qui ne sont pas motivés par leur seul intérêt égoïste. Si les économistes avaient mieux suivi Smith plutôt que de se laisser induire en erreur par des motivations idéologiques ou par l’élégance mathématique, ils n’auraient pas eu à redécouvrir l’importance des institutions et la complexité des motivations.

Je n’ai pas écrit tout cela pour décrier l’économie mathématique : je pense que celle-ci a un rôle à jouer (mais limité). En fait, j’appelle les économistes à davantage s’imprégner de l’histoire de leur discipline. S’ils le faisaient, cela pourrait nous épargner d’avoir à réinventer la roue. »

Chris Dillow, « Reinventing the wheel », in Stumbling & Mumbling (blog), 31 juillet 2017. Traduit par Martin Anota