« Une nouvelle étude révolutionnaire à propos des conversions en ligne entre économistes décrit et quantifie une culture de travail qui peut se révéler très hostile pour leurs membres féminins. Alice H. Wu, qui va commencer ses études doctorales à Harvard l’année prochaine, a mené cette étude dans le cadre d’une thèse primée à l’Université de Californie, Berkeley. Son étude a été particulièrement discutée parmi d’éminents économistes cet été et suscité de nombreux commentaires. David Card, un éminent économiste à Berkeley qui a été un membre du jury pour cette thèse, m’a indiqué qu’elle avait produit "un rapport très perturbant".

La sous-représentation des femmes dans les départements d’économie des plus prestigieuses universités est déjà bien connue, mais il a été difficile de juger les affirmations à propos de la culture du milieu de travail parce que les conversations objectivables ont rarement lieu en public. Les propos tenus autour de la machine à café sont difficiles à observer, encore plus à mesurer. Mais l’intersection de deux changements techniques a ouvert de nouveaux horizons pour la recherche. Premièrement, plusieurs conversations tenues autour de la machine à café ont émigré en ligne, si bien que celles-ci se traduisent par une archive informatique. En outre, les techniques d’apprentissage automatique ont été adaptées pour explorer les schémas de larges corps de textes et, par conséquent, il est désormais possible de quantifier la teneur de ce genre de commérages.

C’est ce qu’a fait Wu dans son étude "Gender Stereotyping in Academia: Evidence From Economics Job Market Rumors Forum". Elle a exploité plus d’un million de billets d’un forum de discussion en ligne anonyme fréquenté par plusieurs économistes. Le site, connu sous le nom de econjobrumors.com (son nom complet est Economics Job Market Rumors), constituait tout d’abord un lieu où les économistes pouvaient s’échanger des rumeurs à propos des personnes qui étaient embauchées ou virées au sein de la profession. Peu à peu, il est devenu une machine à café virtuelle fréquentée par des universitaires, des étudiants et d’autres personnes encore.

Il constitue maintenant une archive utile, mais imparfaite, pour étudier ce dont les économistes parlent lorsqu’ils parlent entre eux. Parce que tous les billets sont anonymes, il est impossible de savoir si leurs auteurs sont des hommes ou des femmes ou de déterminer à quel point ils sont représentatifs de l’ensemble de la profession. En effet, certains de leurs auteurs peuvent ne même pas être économistes. Mais c’est clairement un forum actif et attentivement suivi, en particulier par les plus jeunes membres de la profession.

Wu configura son ordinateur de façon à pouvoir identifier si le sujet de chaque billet portait sur un homme ou une femme. (…) Elle a ensuite adapté des techniques d’apprentissage automatique pour débusquer les termes tout particulièrement associés billets portant sur les hommes et ceux portant sur les femmes.

Les 30 mots les plus souvent associés aux discussions portant sur les femmes ont de quoi rendre mal à l’aise. Cette liste inclut notamment les termes "chaude", "lesbienne", "bb" (signifiant "bébé" sur internet), "sexisme", "seins", "anal", "épouse", "feminazie", "salope", (…) "vagin", (…) "enceinte", "grossesse", "mignonne", "mariée", (…) "superbe", (…) "béguin", "jolie", "secrétaire", "déchet", "shopping", "rendez-vous", "but non lucratif", "intentions", "sexy", "vielle" et "prostituée".

La liste des mots les plus souvent utilisés dans discussions portant sur les hommes ne présente pas de termes aussi singuliers ou hostiles. Cette liste inclut des mots qui sont pertinents par rapport à l’économie, tels que "conseiller", "autrichien" (en référence à une école de pensée en économie), "mathématicien", "fixation des prix", "manuel" et "Wharton" (l’université de l’école de commerce de Pennsylvanie alma mater du Président Trump). Beaucoup de mots associés aux discussions à propos des hommes ont un ton positif, notamment des termes comme "buts", "le plus grand" et "Nobel". (…)

Dans son étude, Wu dit que l’anonymat de ces billets en ligne "élimine toute pression sociale que les participants pourraient ressentir en formulant leurs propos" et lui a ainsi peut-être permis "de capturer ce que les gens croient, mais ne disent pas ouvertement".

De façon à évaluer plus systématiquement les thèmes sous-jacents de ces discussions, Wu est allée au-delà de la seule analyse de mots spécifiques pour explorer plus largement les sujets sur lesquels porte la discussion. Cette partie de son analyse révèle que les discussions à propos des hommes ont plus de chances d’être confinées aux sujets comme l’économie elle-même et le conseil professionnel (avec notamment des termes comme "carrière", "entretien" ou "affectation"). Les discussions portant sur les femmes sont bien plus susceptibles d’impliquer des sujets relatifs à l’information personnelle (avec des mots comme "famille", "mariée" ou "relation"), les attributs physiques (avec des mots comme "belle", "corps" ou "grosse") ou des termes relatifs au genre (comme "genre", "sexiste" ou "sexuelle").

Dans un email, David Romer, un grand macroéconomiste à Berkeley, a résumé l’article comme dépeignant "un cloaque de misogynie". Certes, le forum en ligne que Wu a étudié n’est sûrement pas représentatif de l’ensemble de la profession des économistes, même si une minorité bruyante peut suffire pour rendre un lieu de travail hostile pour les femmes économistes. Janet Currie, une économiste spécialisée en analyse empirique reconnue de Princeton (où Wu travaille comme assistante de recherche pour celle-ci), m’a dit que les constats ont eu une forte résonance parce qu’ils "quantifient systématiquement quelque chose que la plupart des femmes économistes savaient déjà". L’analyse "en dit long à propos des attitudes qui persistent dans les coins sombres de la profession", ajoute Currie. Les commérages jouent un rôle important dans toutes les professions, notamment l’économie, et ils sont souvent bénins. Mais les mensonges lancés anonymement peuvent se propager comme une traînée de poudre, blessant des carrières. Silvana Tenreyro, professeure à la London School of Economics et ancienne présidente du comité des femmes de l’Association Européenne d’Economie, m’a dit que "chaque année une crise ou deux surviennent" des rumeurs qui ont vu le jour sur le forum, "avec typiquement pour cible une étudiante".

Certains économistes disent qu’ils trouvent que les discussions sur econjobrumors.com apportent une véritable bouffée d’air frais. George Borjas, un professeur d’économie de Harvard, a écrit sur son blog l’été dernier qu’il trouvait le forum "rafraîchissant". Borjas dit : "On voit qu’il y a toujours de l’espoir pour l’humanité lorsqu’on découvre que plusieurs billets écrits par une bande de jeunes spécialistes en sciences sociales très diplômés abandonnent les entraves du politiquement correct et reflètent des préoccupations ordinaires que partagent la plupart des êtres humains normaux : le prestige, le sexe, l’argent, la recherche d’un emploi, le sexe, la faute professionnelle, les commérages, le sexe, etc.". Après avoir reçu une copie de l’étude de Wu, Borjas dit : "il y a pas mal de choses utiles sur ce forum, mais il y a aussi beaucoup de choses offensantes et embarrassantes. Le problème est que je ne suis pas sûr exactement où placer la limite".

Currie a prévenu Wu qu’écrire à ce sujet pourrait faire d’elle l’objet de harcèlements en ligne. Wu n’en fut pas pour autant découragée. S’il y a quelque chose d’optimiste que l’on peut dire à propos du futur de l’économie, Wu peut bien en être une représentation. Il est inhabituel pour une thèse sénior d’avoir ce type d’impact, mais elle n’est pas une jeune économiste ordinaire. A seulement 22 ans, elle défie aussi elle-même le stéréotype selon lequel les femmes seraient de mauvaises mathématiciennes ou codeuses, dans la mesure où son analyse démontre qu’elle maîtrise aussi bien les mathématiques que le code. Card la décrit comme "une étudiante extraordinaire". Elle est également tenace et quand j’ai demandé à Wu si le sexisme qu’elle a dévoilé l’a amenée à reconsidérer l’idée de poursuivre une carrière en économie, elle m’a déclaré que ce n’était pas le cas. "Vous voyez ces horribles choses survenir et vous voulez faire vos preuves", a-t-elle ajouté. Elle m’a dit que sa recherche suggère "que davantage de femmes doivent s’impliquer dans ce champ et ainsi en changer le paysage". »

Justin Wolfers, « Evidence of a toxic environment for women in economics », in New York Times, 18 août 2017. Traduit par Martin Anota