« Ces derniers jours, ce qui se passe dans la mise en œuvre de la politique économique aux Etats-Unis apparaît à la fois grotesque et sinistre. Le Trésor a notamment tenté de supprimer une analyse interne (…) portant sur l’incidence de l’impôt sur les entreprises. Cet article arrivait à la conclusion embarrassante que l’essentiel de l’impôt reste là où il est appliqué (avec les propriétaires du capital des entreprises), puisqu’il n’y en a qu’une petite part incombant indirectement aux travailleurs. (…) Cet article avait déjà été publié dans une revue à comité de lecture, si bien que (…) tout le monde peut tout de même continuer à le lire.

Mais laissons cette histoire de côté ; je veux parler ici de l’incidence des impôts sur les entreprises. (…) Alors que les marchés mondiaux des capitaux doivent avoir tendance à égaliser les taux de rendements après impôt à long terme, l’intégration imparfaite des marchés des biens implique que le long terme soit très long, certes pas assez pour que nous soyons tous morts, mais suffisamment long pour que l’égalisation des rendements puisse prendre plusieurs décennies.

(…) Toute cette littérature remonte à Harberger, qui envisageait une économie fermée avec un stock de capital fixe. Il a montré que dans une telle économie un impôt sur les profits incomberait au capital, fondamentalement parce que l’offre de capital est inélastique. Le contre-argument moderne est que nous vivons maintenant dans un monde de capitaux internationalement mobiles ; cela signifie que pour tout pays pris individuellement l’offre de capitaux, loin d’être fixe, est hautement élastique, parce que les capitaux peuvent aussi bien entrer que sortir du pays. En fait, pour une petite économie faisant face à des marchés des capitaux parfaits, l’élasticité de l’offre de capitaux est infinie. Cela signifie que le rendement sur le capital après impôt est fixe, donc que tout changement des taux d’imposition des entreprises doit incomber aux autres facteurs, c’est-à-dire le travail.

La plupart des analyses de l’incidence fiscale ne prête toutefois au travail qu’une faible fraction de l’impôt des entreprises, pour trois raisons. Premièrement, une grande partie des profits d’entreprises ne sont pas un rendement au capital : ce sont des rentes liées au pouvoir de monopole, à l’image de marque, aux avantages technologiques et ainsi de suite. Les afflux de capitaux ne vont pas concurrencer ces profits, donc le marché international des capitaux n’est pas pertinent pour l’incidence des impôts sur ces profits. Deuxièmement, les Etats-Unis ne sont pas un petit pays. Nous sommes suffisamment grands pour avoir un puissant effet sur les taux de rendement mondiaux. Troisièmement, l’intégration imparfaite des marchés des capitaux et des biens est une réalité. Les taux de rendements ne sont probablement pas égalisés, même pas à long terme ; de toute façon, si une réduction des impôts des entreprises apporte plus de capitaux, cela va pousser à la baisse le prix relatif des produits américains, ce qui va limiter le rendement sur le capital additionnel et donc empêcher les travailleurs d’obtenir la totalité des bénéfices de la réduction d’impôts.

Tout cela me convient. Mais je pense qu’il est aussi important de se demander comment les capitaux qui égalisent les taux de rendement sont supposés affluer. Une fois que vous vous posez cette question, vous voyez que l’analyse de long terme peut ne pas être suffisamment bonne pour des fins de politique économique.

Supposons que le gouvernement américain réduise les taux d’imposition des entreprises. Cela accroîtrait initialement le taux de rendement sur le capital après impôt, ce qui inciterait le reste du monde à placer davantage de capitaux (ou les actifs étrangers des entreprises américaines) dans le pays. Cela pousserait à la baisse le taux de rendement après impôt. Comment cela se passerait-il ? En accroissant le stock de capital américain, en réduisant le produit marginal du capital (et en accroissant celui du travail).

Mais comment le stock de capital s’accroîtrait ? (…) Ce dont nous parlons est un processus dans lequel l’investissement américain excède l’épargne américaine (ce qui signifie que nous connaissons un déficit du compte courant), ce qui accroît notre stock de capital au cours du temps. Il y a quelque chose d’ironique ici : ceux qui appellent à une réduction d’impôts pour les entreprises se disent inquiets pour la « compétitivité » et pourtant l’impact initial d’une telle mesure sera d’accroître les déficits commerciaux. (…)

J’ai passé trois décennies à souligner le sophisme de la doctrine du transfert immaculé, l’idée que les flux internationaux de capitaux se traduisent directement par de plus grands déséquilibres commerciaux. Les exportateurs et importateurs ne savent pas ou ne s’inquiètent pas à propos de l’écart entre épargne et investissement ; ils répondent aux signaux que constituent les prix et les coûts. Un afflux de capitaux génère un déficit commercial en poussant le taux de change réel à la hausse, rendant vos biens et services moins compétitifs. Et parce que les marchés des biens et services sont toujours très imparfaitement intégrés (la plus grande partie du PIB n’est en effet pas échangeable), cela nécessite de larges signaux, de grandes variations du taux de change réel, pour entraîner de significatifs changements dans le solde du compte courant.

Donc, une réduction d’impôts sur les entreprises américaines doit entraîner une appréciation du dollar, qui alourdirait le déficit du compte courant qui constitue la contrepartie d’un afflux de capitaux. Mais de combien le dollar s’appréciera-t-il ? La réponse, familière aux macroéconomistes internationaux, est que le dollar excèdera sa valeur anticipée à long terme, si bien que les gens vont s’attendre à ce qu’il se déprécie dans le futur et l’ampleur de l’appréciation est déterminée par le niveau que le dollar doit atteindre de façon à ce que la dépréciation attendue soit plus forte que la hausse des rendements après impôt en comparaison avec les autres pays.

(…) Le savoir que nous cherchons dans un ajustement unique limite l’ampleur à laquelle le dollar peut aller, ce qui limite la taille du déficit du compte courant, ce qui limite le taux auquel le stock de capital américain peut s’accroître, ce qui ralentit le processus d’égalisation des rendements. Donc le long terme dans lequel les rendements sont égalisés peut au final être assez long.

Supposons que les anticipations soient rationnelles. (Je sais, je sais – mais pour une référence cela peut être utile.) Ensuite, nous pouvons considérer le processus d’ajustement que je décris comme un petit système dynamique avec e, le taux de change, et K, le stock de capital. Un K élevé signifie un faible taux de rendement comparé avec le (...) taux de rendement étranger, donc e doit s’accroître. Un e élevé signifie de larges déficits commerciaux. Le diagramme de phases ressemble à cela :

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où le point-selle est l’unique sentier le long duquel les anticipations à propos du futur taux de change sont réalisées. Vous pouvez résoudre ce sentier en linéarisant autour d’un état régulier ; les solutions à ce système ont deux racines, une négative, l’autre positive, et la racine négative vous indique le taux de convergence le long du point-selle.

A un instant donné, le stock de capital K est donné ; le taux de change e bondit pour pousser le système sur le point-selle, et ensuite il converge vers son équilibre de long terme.

Donc l’histoire d’une réduction d’impôt des entreprises va comme suit : initialement nous sommes à un point comme le point A. Ensuite, la réduction d’impôts accroît le stock de capital d’équilibre de long terme. Mais cela prend du temps pour arriver à ce point : tout d’abord, nous obtenons une appréciation de la devise, comme le montre le saut de A à B, puis nous convergeons vers C.

On peut alors se demander combien de temps cette convergence prendra. Et nous avons assez d’informations pour donner des chiffres. Je suppose que la fonction de production soit une fonction à la Cobb-Douglas, avec une part du capital de 0,3. Le ratio capital sur production est d’environ 3, ce qui implique un taux initial de rendement de 0,1. Et les modélisateurs à la Fed nous disent que l’impact du taux de change sur les exportations nettes est d’environ 0,15, ce qui signifie qu’une hausse de 10 % du dollar creuse le déficit commercial d’environ 1,5 point de PIB.

Quand je prends en compte ces chiffres, en supposant que j’ai fait les bons calculs, j’obtiens un taux de convergence de 0,059 ; ce qui signifie que c’est un écart de 6 % par rapport au long terme est éliminé chaque année. C’est très lent : il faudra une douzaine d’années pour que la moitié de l’ajustement à long terme soit réalisée.

Cela me suggère que l’ouverture aux marchés mondiaux des capitaux fait beaucoup moins de différence pour l’incidence fiscale que les gens semblent le penser à court terme, et même à moyen terme. Si vous essayez d’évaluer les effets des politiques fiscales au cours de la prochaine décennie, une analyse en économie fermée est probablement plus proche de la vérité qu’une analyse qui supposerait une égalisation instantanée des rendements entre les nations. »

Paul Krugman, « The transfer problem and tax incidence », in The Conscience of a Liberal (blog), 5 octobre 2017. Traduit par Martin Anota