« L’accroissement des inégalités ne se traduit pas nécessairement par une plus forte demande de redistribution. C’est ce que m’amène à dire un récent article réalisé par Elvire Guillaud et Michael Zemmour. Ils ont étudié les attitudes politiques des riches, mais non super-riches, c’est-à-dire ceux qui se situent du 80ème au 99ème centile dans la répartition des revenus, dans 19 pays développés entre les années quatre-vingt et les années deux mille. Ces préférences importent parce qu’elles sont susceptibles d’avoir une influence politique disproportionnée.

Ils constatent que l’accroissement des inégalités a des effets ambigus sur leurs revendications en matière de redistribution. D’un côté, une hausse des écarts de revenu entre le quintile supérieur et ceux qui lui sont immédiatement inférieurs peut accroître la demande d’égalité. Cela peut être le cas si ce creusement des inégalités suggère aux riches qu’une éventuelle chute dans l’échelle des revenus peut être très coûteuse, si bien qu’ils voudront s’assurer contre une telle éventualité, par exemple avec un salaire minimum plus élevé, d’une meilleure santé et d’une meilleure éducation.

D’un autre côté, un écart de revenu croissant entre les super-riches et les riches peut en fait réduire les demandes d’égalité. L’une des raisons réside peut-être dans les écrits d’Albert Hirschman en 1973 : les gens tolèrent une hausse des inégalités, du moins initialement, parce qu’ils s’attendent à rejoindre les super-riches, une anticipation qui se trouve exacerbée par une confiance excessive. Selon Guillaud et Zemmour, il se pourrait aussi que les riches savent que les super-riches ne vont pas payer leur juste part de l’impôt, si bien qu’ils craignent d’avoir à supporter le surcroît d’impôt nécessaire pour financer le surcroît de redistribution.

En fait, ce qui importe, ce n’est pas quelque chose d’aussi simple que le coefficient de Gini, mais plutôt une structure plus précise des inégalités.

Est-ce que cela contribue à expliquer les préférences politiques au Royaume-Uni ? Je n’en suis pas sûr. D’un autre côté, (…) peut-être que la popularité du parti travailliste parmi les travailleurs appartenant apparemment aux "classes moyennes" tient au fait que la polarisation de l’emploi a détruit les emplois intermédiaires, ce qui a augmenté l’insécurité et ainsi créé une demande aassurantielle d’égalité. En outre, parce que plusieurs retraités ont des revenus sécurisés, ils ne craignent pas une éventuelle perte de revenu et ne demandent donc pas une telle assurance, ce qui explique leurs préférences pour le parti conservateur. D’un autre côté, les retraités ont même moins d’espoir de rejoindre les super-riches que les travailleurs bien payés. Cela devrait les amener à présenter des préférences davantage orientées à gauche, mais ce n’est pas le cas.

Le travail de Guillaud et Zemmour est cependant cohérent avec les résultats d’expériences en laboratoire qui montrent que la hausse des inégalités n’alimente pas les revendications en matière de redistribution. L’une des raisons qui pourrait expliquer cela, selon Kris-Stella Trump, est une forme d’effet d’ancrage. En l’occurrence, notre croyance en ce qui est juste est façonné par la répartition actuelle des revenus : "Les perceptions de ce qui constitue une inégalité de revenu juste sont influencées par le niveau actuel des inégalités : quand les inégalités changent, les opinions au regard de ce qui est acceptable changent dans la même direction".

Jimmy Charite, Raymond Fisman et Ilyana Kuziemko ont suggéré un autre mécanisme : les inégalités amènent les gens à modifier leurs anticipations, leurs points de référence : "Si les électeurs tendent à respecter les points de référence des autres et si un pays subit un choc qui accroît les inégalités de revenu, alors les électeurs peuvent être réticent à taxer ces gains".

Klaus Abbink, David Masclet et Daniel Mirza ont démontré l’existence d’un mécanisme différent : la résignation. Quand les inégalités deviennent extrêmes, ils montrent que les gens abandonnent simplement la lutte contre celles-ci. (Bien sûr, il y a aussi le fait que plus les riches sont riches, plus ils peuvent dépenser pour préserver leur position en achetant les médias et en recourant au lobbying.)

La politique américaine est, je le crains, cohérente avec tout cela ; les fortes inégalités nous ont donné un milliardaire kleptocratique.

C’est aussi cohérent avec l’histoire mondiale telle que l’a décrite Walter Scheidel. Ce dernier montre que des chutes significatives d’inégalités ont généralement été impulsées, non pas par de bienveillantes politiques redistributives, mais par les guerres, les révolutions, les épidémies et les effondrements d’Etats.

Peut-être qu’il n’y a pas de boucle rétroactive négative stabilisatrice allant de la hausse des inégalités vers les demandes de redistribution. Si c’est le cas, il est plus difficile de réduire les inégalités de façon significative que ne le croient les sociaux-démocrates. »

Chris Dillow, « How inequality persists », in Stumbling & Mumbling (blog), 4 janvier 2018. Traduit par Martin Anota