« Il y a depuis longtemps un débat en sciences sociales à propos de savoir si le comportement s’explique par les "intérêts" ou par les "idées". Le débat est central en science politique, où il s’agit avant tout d’un débat opposant les réalistes aux constructivistes. Il est moins bien articulé en économie, au détriment de cette dernière. (…) Comme les constructivistes aiment à le souligner, les intérêts sont des "idées congelées". Ou, pour le dire autrement, nous n’avons pas d’intérêts ; nous avons une idée de ce que sont nos intérêts. Peut-être qu’il n’y a que des intérêts à court terme et seulement des idées à long terme. Mais si c’est le cas, y a-t-il une distinction analytiquement significative entre les idées et les intérêts ? Et pouvons-nous toujours distinguer empiriquement entre les cas où les événements découlent des intérêts et les cas où les événements découlent des idées ? Je n’ai jamais vu personne bien traiter ces questions. (…) En particulier, les réalistes et les constructivistes tendent à associer la perspective fondée sur l’intérêt à la modélisation du choix rationnel, ce qui n’est pas correct et n’aide pas vraiment.

(…) Les théories fondées sur l’intérêt (…) se caractérisent par : une spécification parcimonieuse des caractéristiques des agents, basées sur le statut économique (le secteur, la profession, etc.), social (la classe sociale) ou personnel (le marqueur ethnique ou identitaire dominant) ; une correspondance entre ces caractéristiques et ce comportement via une fonction de paiement ; habituellement, bien que par toujours, un jeu dans lequel les agents interagissent.

Par conséquent, nous pouvons dire que les survenues découlent des intérêts lorsqu’elles résultent directement des caractéristiques ex ante des agents. Plus spécifiquement, ces caractéristiques doivent être saillantes ex ante ; il doit y avoir une correspondance étroite entre ces caractéristiques et les bénéfices aperçus ; le cadre ne doit pas admettre de "modèles causaux" alternatifs.

Une note importante : les bénéfices n’ont pas besoin d’être exclusivement matériels et économiques. Dire que le comportement s’explique par les intérêts n’implique pas que les individus se préoccupent exclusivement, ni même principalement, de leurs revenus et de leur consommation. Ces intérêts peuvent aussi être définis en termes de valeurs ou d’identités culturelles. Un groupe catholique qui fait du lobbying contre l’avortement agit dans son propre intérêt. Oui, c’est le résultat de certaines idées solidement ancrées (les intérêts sont en effet des "idées congelés"). Mais les individus ou groupes qui favorisent leur intérêt matériel le font aussi parce qu’ils pensent (ils ont l’idée) que c’est ce qu’ils doivent viser.

Quand les survenues découlent-elles plutôt des idées ? Quand le comportement ne peut pas être directement prédit par les intérêts tels qu’ils sont définis ci-dessus et lorsque nous pouvons tracer l’impact des discours et récits courants sur la façon par laquelle les intérêts sont perçus. En particulier, nous devons montrer que les idées ont une certaine indépendance, en délimitant la chaîne causale partant des idées et en montrant comment ces dernières façonnent les visions du monde, rendent saillantes les identités ou étendent l’espace stratégique ; surtout, nous devons aussi montrer que l’influence de ces idées ne peut être prédite des caractéristiques saillantes et des marqueurs des agents.

Cette manière de penser nous donne un moyen de tester les arguments fondés sur l’intérêt. Nous nous demandons : si les caractéristiques individuelles qui définissent les préférences (ou produisent le comportement en question) sont saillantes ex ante (…) ; si l’espace stratégique est déterminé ex ante ; si toutes les options pertinentes sont déjà sur la table ; s’il y a un modèle unique, plausible du monde (ou s’il y a des modèles alternatifs qui peuvent être considérés).

Le soutien allemand en faveur des plans d’austérité dans la zone euro (…) est typiquement présenté comme la conséquence d’idées propres aux Allemands à propos de l’économie : "Les Américains viennent de Keynes ; les Allemands de Hayek". Mais on peut présenter un contre-argument qui suggère que ce sont plutôt les intérêts qui dominent.

Notons que l’Allemagne avait de fortes caractéristiques saillantes ex ante qui faisaient qu’elle avait un "intérêt" à ce que des plans austérité soient adoptés : l’Allemagne était structurellement un pays fort (avec un excédent du compte courant et le plein emploi) ; par conséquent, elle n’avait pas besoin de relance explicite, à la différence des autres pays de la zone euro ; en tout cas, il y avait déjà de puissants stabilisateurs contracycliques en Allemagne, qui assuraient l’expansion budgétaire nécessaire ; les politiques expansionnistes à l’échelle de la zone euro auraient principalement aidé ou renfloué les pays endettés ; l’expérience de l’hyperinflation a amené les Allemands à chercher à éviter l’inflation (oui, une idée, mais une idée déjà incarnée dans des préférences ex ante) ; l’Allemagne ne désirait apparemment pas un approfondissement de l’intégration politique (auquel les politiques d’austérité auraient porté atteinte).

Par conséquent, il était dans l’intérêt de l’Allemagne de poursuivre des politiques d’austérité.

(…) Il me semble que toute distinction significative, non tautologique doit dépendre du levier empirique fourni par la dépendance des théories basées sur l’intérêt sur un ensemble parcimonieux d’attributs et de caractéristiques des agents. Si nous pouvons prévoir une survenue en nous basant sur ces caractéristiques, en montrant qu’elles étaient saillantes ex ante et qu’elles menèrent directement au comportement en question, nous pouvons affirmer que les intérêts l’emportent. (A nouveau, ces intérêts n’ont pas besoin d’être matériels, ni même égoïstes.) Si nous avons besoin de recourir à une reconceptualisation des fonctions-objectifs ou à des visions du monde altérées et si nous pouvons montrer que la responsabilité incombent à des idées spécifiques, alors ce sont les idées qui ont le dessus. »

Dani Rodrik, « Telling interests and ideas apart », 17 janvier 2018. Traduit par Martin Anota