« Le revenu total peut être réparti entre ce que perçoit le travail (en termes de salaires, de cotisations et autres revenus du travail) et ce que gagne le capital (en termes de profits et de versements d’intérêts). La frontière entre ces catégories est assez trouble : par exemple, le revenu que gagne une personne qui possède sa propre entreprise doit être classé comme étant un revenu du travail reçu pour les heures travaillées, comme étant un revenu du capital qu’elle tire de la possession de son entreprise ou comme un certain mélange des deux ?

Cependant, le Bureau des Statistiques du Travail aux Etats-Unis effectue depuis plusieurs décennies ce calcul en utilisant une même méthodologie au cours du temps. La part du travail aux Etats-Unis est restée comprise entre 61 % et 65 % des années cinquante jusqu’aux années quatre-vingt-dix. En effet, dans les modèles économiques de long terme, le partage de la valeur ajoutée a souvent été considéré comme constant. Mais au début des années deux mille, la part du travail a commencé à chuter et elle est désormais comprise entre 56 % et 58 %. Loukas Karabarbounis et Brent Neiman ont fourni un certain éclairage de ce qui s’est passé, en citant plusieurs études récentes, dans leur article "Trends in factor shares: Facts and implications" qui a été publié dans le NBER Reporter (dans sa quatrième livraison de 2017).

GRAPHIQUE 1 Part de la production rémunérant le travail pour les entreprises non agricoles aux Etats-Unis (en %)

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Ils ont construit un ensemble de données pour une large gamme de pays et ils ont constaté que beaucoup d’entre eux ont connu une déformation du partage du revenu au détriment du travail. Donc, l’explication économique d’un tel phénomène ne peut se concentrer sur un élément propre à l’économie américaine ; elle doit être recherchée au niveau de l’ensemble des économies. Ils écrivent : "Le déclin a été généralisé. Comme le montre le graphie, il s’est produit dans sept des huit plus grandes économies du monde. Il s’est produit dans tous les pays scandinaves, où les syndicats sont traditionnellement forts. Il s’est produit dans des pays émergents comme la Chine, l’Inde et le Mexique qui se sont ouverts au commerce international et ont bénéficié des délocalisations d’activités qui étaient initialement réalisées dans des pays développés comme les Etats-Unis."

GRAPHIQUE 2 Variation moyenne de la part du travail par décennie (en points de %)

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source : Karabarbounis & Neiman (2017)

Ils affirment qu’un facteur majeur derrière ce phénomène a été la baisse du prix des technologies d’information, qui a encouragé les entreprises à substituer du capital au travail. Ils écrivent : "Il y a eu un déclin du prix de l’investissement relativement au prix de la consommation qui s’est globalement accéléré à partir du même instant que la part mondiale du travail a amorcé sa baisse. Une hypothèse clé que nous avons mis en avant est que le déclin du prix relatif de l’investissement, souvent attribué aux avancées dans le domaine des technologies d’information, à l’automatisation et à l’essor du numérique, a provoqué un déclin du coût du capital et poussé les entreprises à produire avec une plus grande intensité capitalistique. Si l’élasticité de substitution entre le capital et le travail (la variation en pourcentage du ratio capital sur travail en réponse à une variation d’un certain pourcentage du coût relatif du travail et du capital) est supérieure à l’unité, la baisse du coût du capital se traduit par une baisse de la part du revenu rémunérant le travail (…). Nos estimations suggèrent que cette forme de changement technologique explique environ la moitié du déclin de la part mondiale du travail…"

"Si la technologie explique la moitié de la baisse de la part mondiale du travail, qu’est-ce qui explique l’autre moitié ? Nous avons utilisé les données de flux d’investissement pour distinguer les paiements résiduels entre les paiements versés au capital et les profits économiques. Nous avons constaté que la part du capital n’a pas augmente comme elle aurait dû le faire si la substitution entre le capital et le travail expliquait entièrement le déclin de la part du travail. En fait, nous notons que les hausses des taux de marge et de la part des profits économiques ont aussi joué un rôle important dans le déclin de la part du travail."

La chute de la part du revenu rémunérant le travail a des répercussions qui touchent le reste de l’économie mondiale. Par exemple, elle contribue à la hausse des inégalités de revenu. (…) Il y a quelques décennies, les sociétés avaient pour habitude de recueillir des fonds de la part des ménages épargnants en émettant des obligations, en contractant des prêts ou en émettant des actions. Mais avec la hausse de la part du capital et des profits des entreprises, environ les deux tiers des investissements mondiaux sont financés par les entreprises elles-mêmes. Autrefois, il y avait un afflux net de capitaux financiers vers le secteur des entreprises ; désormais, c’est le secteur des entreprises qui génère un flux net de capitaux financiers (via les rachats d’actions par les entreprises elles-mêmes, la hausse de la détention de liquidité par les sociétés et d’autres mécanismes encore). Lorsque l’on compare les cours boursiers actuels et les price-earnings ratios par rapport aux valeurs historiques, il est utile de se rappeler que lorsque la part du capital est élevée, les cours boursiers ont une autre signification qu’il y a quelques décennies. »

Timothy Taylor, « Behind the declining labor share of income », in Conversable Economist (blog), 6 février 2018. Traduit par Martin Anota