« L’une des plus grandes intuitions de Marx a été la théorie du fétichisme des marchandises, l’idée qu’au sein du capitalisme les relations entre les personnes supposent "la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles". Par exemple, le marché du travail ("un véritable Eden des droits innés de l’Homme") vise à dépersonnaliser la relation entre un dirigeant et un travailleur et à dissimuler le fait que le premier exploite le second. Certaines choses que l’on a pu récemment voir me rappellent que ce phénomène est toujours bien présent.

Alex dit que "(…) plusieurs problèmes qui sont présentés comme des problèmes de 'systèmes informatiques' sont des problèmes systémiques, qui sont mis en œuvre en utilisant des ordinateurs plutôt que du papier, des pierres ou que sais-je encore". De cette manière, le management cherche à s’exonérer de sa responsabilité pour les échecs en la déchargeant sur des choses inanimées. Il a sûrement raison. Nous avons tous entendu quelqu’un dire que "le système est en panne", comme s’il s’agissait d’un fait de dieu et non simplement et plus sûrement le fruit d’une mauvaise gestion.

Ce que l’on a pu entendre cette semaine à propos de la chute des valeurs boursières colle à ce schéma. Beaucoup ont dit que la chute a été amplifiée par le trading algorithmique et suggéré par là que le marché serait plus stable si le trading était resté à la charge des seuls êtres humains. C’est trompeur : qui a écrit et implémenté ces algorithmes ?

Sarah O’Connor décrit comment quelque chose de similaire se passe sur les lieux de travail, comme les travailleurs sont de plus en plus surveillés, non pas par des êtres humains, mais par des algorithmes, avec pour conséquence que des "patrons bien humains se cachent derrière la 'science des données' pour se décharger de leur responsabilité pour leurs décisions".

La technologie, alors, sert une fonction idéologique. Elle permet aux patrons de s’exonérer de leur responsabilité sur des choses impersonnelles et de dissimuler leur propre pouvoir en l’attribuant aux machines. Le fétichisme des marchandises est bien vivant.

Tout cela s’ajoute au fait qu’elle fournit aussi des moyens aux capitalistes pour mieux exploiter les travailleurs. Peter Skott et Frederick Guy montrent comment les technologies comme la vidéosurveillance, la containerisation et les codes-barres ont permis aux patrons de réduire les salaires ; le management algorithmique dont parle Sarah en est une extension.

Il n’y a, bien sûr, rien de nouveau ici. Ceux qui soutenaient l’oppression des travailleurs au dix-neuvième siècle affirmaient que les travailleurs devaient être intimement surveillés parce qu’il serait trop coûteux de ne pas faire tourner, même temporairement, une machinerie valant plusieurs milliers de livres sterling. James Carey décrit la façon par laquelle le télégraphe "a transformé le colonialisme en impérialisme : un système dans lequel le centre d’un empire peut transmettre davantage d’ordres et ne plus se contenter de répondre à la marge". Et, plus récemment, la containerisation a facilité la mondialisation et donc le déversement dans la main-d’œuvre mondiale de millions de travailleurs bon marché.

Est-ce qu’il peut y avoir une contre-réaction ici ? Rene Chun a décrit comment les caisses automatiques encouragent le vol à l’étalage en amenant les gens à se sentir anonymes. L’échange de dons partiel (qui est le fondement de plusieurs transactions économiques) se passe entre des êtres humains, non entre des gens et une machine.

Ce que je veux souligner ici, c’est une vieille idée assez simple, que l’on a eu tendance, je le crains, à minorer. C’est l’idée selon laquelle la technologie n’est pas seulement un ensemble de possibilités neutre permettant d’améliorer la condition humaine. Elle contribue grandement à façonner la réalité des rapports de classes et notre perception de ces derniers, souvent d’une façon assez imprévisible. »

Chris Dillow, « Technology, power & ideology », in Stumbling & Mumbling (blog), 9 février 2018. Traduit par Martin Anota