« Les décideurs politiques de la zone euro se sont focalisés ces dernières années sur l’approfondissement des unions bancaire et budgétaire, deux importants piliers de l’architecture de la zone euro. Mais leurs débats ont négligé un troisième pilier essentiel, à savoir des améliorations majeures au mécanisme d’ajustement macroéconomique, qui ne peuvent être obtenues que via les négociations salariales nationales.

La question n’est pas nouvelle. Elle remonte au moins aux années soixante avec ce qu’a dit Robert Mundell (professeur de l’Université de Columbia) à propos des zones monétaires optimales. Mundell avait identifié les conditions nécessaires pour qu’une zone monétaire fonctionne bien : les pays doivent avoir des chocs similaires, ou bien il doit y avoir une forte mobilité du travail entre les pays-membres ou bien, si ces deux premières conditions ne sont pas vérifiées, les pays doivent avoir des prix et salaires flexibles.

Les deux premières conditions ne sont pas satisfaites. Les craintes que même la troisième condition ne soit pas satisfaite ont amené plusieurs économistes à s’inquiéter à propos du fonctionnement de la zone euro. Et, dans une large mesure, la crise bancaire de la zone euro a montré que ces craintes étaient justifiées. L’ajustement aux chocs spécifiques aux pays s’est révélé douloureux et, dans certains cas, pervers. Il est peu probable que l’ajustement basé sur le marché puisse être grandement amélioré. Ce qu’il faut, c’est de meilleures directives pour l’évolution des salaires et des prix. Et de telles directives ne peuvent venir que des discussions et négociations tripartites au niveau national.

Les arguments contre les ajustements basés sur le marché


Il y a deux problèmes avec l’ajustement de marché dans les zones monétaires.

Premièrement, même s’il fonctionne bien, l’ajustement de marché peut se révéler pervers (un point qui est peu compris).

Les pays-membres de la zone euro sont sujets à divers chocs : des chocs d’offre ou de demande, des chocs domestiques ou extérieurs, des chocs permanents ou transitoires ; et chacun d’entre eux se singularise par ses effets dynamiques (…) sur la production, le chômage et le compte courant. Aux fins de la discussion, prenons l’une de ces distinctions et focalisons-nous sur deux types de chocs de demande : les chocs touchant la demande domestique et les chocs touchant la demande extérieure. (…)

Théoriquement, l’ajustement de marché à un choc de demande dans une zone monétaire est bien connu et implique quatre étapes : Un choc négatif entraîne une baisse de la production et une hausse du chômage. La hausse du chômage entraîne une baisse des salaires nominaux. La baisse des salaires nominaux entraîne une baisse des prix. La baisse des prix améliore la compétitivité, ce qui entraîne une amélioration du solde commercial, une hausse de la demande et un retour au plein-emploi. L’enchaînement inverse survient en cas de choc positif : une baisse du chômage entraîne une perte de compétitivité, une baisse de la demande et une baisse de la production.

En ce qui concerne les chocs touchant la demande extérieure (disons, en raison d’une moindre production et d’une moindre demande de la part du reste du monde adressée à la zone euro ou d’une perte de compétitivité pour une raison ou une autre), l’ajustement de marché décrit ci-dessus est en effet celui qui est approprié. S’il marche, il corrige la baisse initiale de la demande étrangère et rétablit l’équilibre interne et externe.

En ce qui concerne les chocs touchant la demande domestique (disons, en raison d’esprits animaux ou d’une réévaluation de la croissance future de la productivité), cependant, l’ajustement de marché n’est pas celui qui est approprié. Il amène à résoudre une insuffisance de la demande domestique par une hausse de la demande étrangère. Ou, pour le dire autrement et de façon plus provocatrice, le pays résout son problème de demande domestique en volant la demande des autres pays-membres. Ce n’est ni le bon ajustement du point de vue économique, ni le bon ajustement du point de vue géopolitique, dans la mesure où il est susceptible de provoquer un conflit.

Pourquoi est-ce important ? Parce que dans la plupart des pays, les chocs touchant la demande domestique sont en effet une source majeure des fluctuations. Dans un travail empirique que je réalise actuellement, je constate que la proportion des fluctuations de la production qui s’explique par les chocs touchant la demande domestique est bien plus large que ceux associés à la demande extérieure, en l’occurrence de l’ordre de 80 % pour les pays de la zone euro. Ainsi, dans beaucoup de cas, l’ajustement de marché n’est pas celui qui s’avère approprié. Le bon ajustement ne dépend pas de l’ajustement des salaires, mais plutôt de mesures visant à accroître la demande domestique, de la politique budgétaire aux mesures encourageant l’épargne privée et l’investissement.

Deuxièmement, il faut avouer que l’ajustement de marché ne marche tout simplement pas bien.

Ce point n’est pas bien compris. Même si on laisse de côté le cas de la Grèce (ce qui serait d’ailleurs une erreur), les ajustements longs et douloureux de la Portugal et de l’Espagne pour résorber leurs amples déficits de comptes courants ont rendu manifeste que le processus d’ajustement et ses diverses étapes fonctionnent mal. (La même chose est exacte, à l’autre bout du spectre, concernant l’Allemagne, qui a un excédent courant tellement large qu’il nuit à sa propre économie.)

Le chômage a eu un effet limité sur les salaires, en partie à cause de la borne inférieure effective sur les baisses des salaires nominaux, en partie à cause d’un faible coefficient de la courbe de Phillips en général. La transmission des salaires aux prix a été étonnamment faible, avec une baisse des coûts du travail conduisant à de plus larges marges pour les exportateurs plutôt qu’à une hausse de la compétitivité. L’essentiel de l’amélioration des soldes courants s’explique par une production déprimée et une baisse des importations, plutôt que par une hausse des exportations.

Face à de lents ajustements des salaires et des prix, les décideurs politiques ont appelé à des réformes structurelles pour accroître la production et potentiellement rétablir la compétitivité. Mais il ne suffit pas de désirer une accélération de la croissance de la productivité pour l’obtenir et elle ne peut être invoquée à chaque fois qu’un pays se retrouve en difficultés. Et il n’y a pas eu de boom de la productivité.

A quoi ressemblerait un processus de négociations salariales nationales


Comment peut-on améliorer les ajustements macroéconomiques ?

Conceptuellement, les ajustements macroéconomiques peuvent être améliorés de deux façons : en différenciant entre les chocs et en identifiant ceux qui sont pertinents, et, pour chacun, en évaluant l’ajustement désirable des salaires et des prix ; une solution unique ne convient pas à chaque cas. En pratique, l’amélioration peut passer via un processus impliquant analyse, discussions et négociations au niveau national, qui va chercher le plus possible à décrire les ajustements appropriés et à aider à les mettre en œuvre. En d’autres mots, ce qui est nécessaire est un processus tripartite de négociations salariales, impliquant des représentants des travailleurs et des entreprises aussi bien que l’Etat, en se basant sur une vision claire de ce que le pays doit parvenir à atteindre.

Le processus de négociation salariale doit impliquer l’Etat pour au moins deux raisons : premièrement, parce que l’Etat (via ses politiques fiscales et budgétaires, sa fixation d’un salaire minimum et son rôle dans la détermination des salaires du secteur public) a un rôle central à jouer pour atteindre l’objectif recherché ; et, deuxièmement, parce qu’un tel exercice implique une analyse soignée de la situation et des ajustements nécessaires, donnés par une partie experte et (on l’espère) neutre.

Le processus doit faire partie de l’architecture de négociations. Il doit débuter avec les hypothèses à propos de l’évolution des prix au niveau de la zone euro, tel qu’il est déterminé par la politique monétaire de la BCE : Ce qui importe pour la compétitivité est l’évolution de l’inflation domestique relativement à celle de la zone euro. Le processus doit aussi être complété par des négociations au niveau sectoriel et au niveau de chaque entreprise. L’articulation exacte des négociations aux niveaux national, sectoriel et de chaque entreprise nécessite une poursuite de la réflexion et va au-delà du propos de ce billet de blog. Ce qui est important, c’est que les négociations à des niveaux inférieurs doivent prendre en compte ce que sont les évolutions nationales les plus appropriées et se positionner dans leur cadre.

Appliquons cette logique à la France aujourd’hui

Esquissons dans les grandes lignes les problèmes spécifiques que les négociations salariales nationales auraient à répondre si elles devaient prendre place aujourd’hui en France.

Premièrement, la France souffre toujours d’un substantiel écart de chômage. Pour le dire autrement, elle peut significativement stimuler sa demande que son marché du travail ne se retrouve sous tensions. (Il est difficile d’évaluer où se situe exactement le taux de chômage naturel aujourd’hui. Je crois, en me fondant sur les données relatives à d’autres pays comme les Etats-Unis et l’Allemagne, qu’il est plus faible qu’il ne l’était et qu’il y a une marge substantielle pour une baisse soutenue du chômage.) L’ajustement pour résorber cet écart de chômage ne nécessite pas un ajustement particulier des salaires nominaux ou des prix, mais d’une plus forte demande. L’accroissement de la demande peut survenir naturellement ou nécessiter une politique budgétaire plus active pour arriver plus vite.

Deuxièmement, la France doit améliorer sa compétitivité. Le pays connaît un déficit commercial, qui est susceptible de s’accroître à mesure que la production poursuit sa reprise et que ses importations augmentent. Etant donné qu’il n’y a pas de raison évidente justifiant que la France connaisse un déficit commercial soutenu, cela suggère que la France doit améliorer sa compétitivité et implique que l’inflation des prix reste durablement inférieure à celle de la zone euro. En l’absence d’un boom de la productivité, cela implique que l’inflation salariale reste également durablement sous la moyenne de la zone euro.

Troisièmement, la France peut avoir besoin de maintenir la croissance de ses salaires nominaux sous la croissance de sa productivité pendant un moment. C’est en raison de l’évolution de la productivité et des salaires réels depuis le début de la crise. Alors que la productivité a fortement diminué durant la crise et reste sous son ancienne tendance, les salaires réels n’ont pas reflété ce déclin relatif. Si la productivité ne revient pas à sa trajectoire d’avant-crise, les salaires réels vont avoir à s’ajuster. Pour le dire autrement, les salaires nominaux vont avoir à augmenter moins rapidement que l’inflation des prix moins la croissance de la productivité pendant quelques temps.

Seuls les travaux empiriques et un modèle économique peuvent intégrer ces trois dimensions et caractériser la trajectoire désirable pour les salaires et les prix. Mais un tel exercice peut servir clairement comme un point de départ pour une discussion sérieuse entre les partenaires sociaux et délivrer un meilleur résultat qu’un douloureux ajustement de marché passant par le chômage.

Est-ce que ma proposition est vraiment irréaliste ? Je ne le crois pas, même si elle n’est peut-être pas dans l’air du temps. En effet, une telle structure était en place en France quand elle pratiquait encore une planification indicative et elle était alors largement considérée comme utile. Une telle structure est même plus utile avec les contraintes plus fortes imposées par la zone monétaire. Les partenaires sociaux s’accorderont-ils sur un diagnostic et les ajustements qu’il impliquerait ? Probablement pas complètement. Les travailleurs et les entreprises accepteront-ils les directives ? A nouveau, probablement pas complètement. Néanmoins, les négociations salariales nationales constitueraient une avancée par rapport à un ajustement pur via le marché. Les enjeux sont énormes. Des ajustements lents et pervers ont alimenté la rancœur et le populisme. De meilleurs ajustements macroéconomiques peuvent réduire la douleur et les périls. »

Olivier Blanchard, « The missing third leg of the euro architecture: National wage negotiations », 28 février 2018. Traduit par Martin Anota