« L’administration américaine a annoncé qu’elle envisageait d’instaurer des tarifs douaniers (de 25 %) sur l’acier et (de 10 %) sur l’aluminium, soi-disant pour des raisons de sécurité nationale. Nous passons en revue ce que les économistes ont pu dire sur ce bouleversement dans la politique commerciale américaine.

Chad Brown pense que ce genre de protection a des répercussions économiques et institutionnelles considérables et généralisées, pour diverses raisons. Premièrement, il réduira un montant significatif d’importations. Les nouveaux tarifs douaniers accroîtront probablement les coûts pour les constructeurs automobiles, les fabricants de conserves, les projets d’infrastructures et même l’industrie de la défense. Deuxièmement, les Etats-Unis n’ont pas déclenché de protection dans le cadre de la loi de la sécurité nationale depuis plus de 30 ans ; Reagan est le dernier à avoir imposé des restrictions dans le cadre de cette loi en 1986. L’instauration de tarifs douaniers sur l’acier et l’aluminium peut amener beaucoup à affirmer que le commerce fait peser d’autres menaces sur la sécurité nationale. Troisièmement, Brown pense que l’enquête amorcée dans le cadre de cette loi n’a pas été transparente (…). Quatrièmement, Brown affirme que la loi accorde au Président la discrétion incroyable de décider unilatéralement de la taille et de la forme de la restriction commerciale aussi bien que de sa durée. Cinquièmement, même si l’OMC permet aux pays d’imposer des restrictions quand la sécurité nationale est menacée, utiliser ce prétexte menace le système commercial basé sur des règles. (...)

Jared Bernstein dit qu’il est certain que les tarifs douaniers vont faire plus de mal que de bien, mais il affirme que cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de problème. Il cite un article du Washington Post décrivant les impressionnants gains de productivité dans la production d’acier et se demande alors pourquoi les Etats-Unis, si ces derniers sont si productifs dans l’acier, présentent un tel déséquilibre persistant dans ce secteur. Il se peut que les gains de productivité des autres pays dans la production d’acier aient été plus grands ou que leurs coûts du travail soient plus faibles, mais, du moins dans l’industrie manufacturière dans son ensemble, il ne semble pas que ce soit le cas : les coûts unitaires du travail des Etats-Unis, sur une base dollars, sont inférieurs à ceux de la plupart des partenaires à l’échange, à la fois en niveaux et en termes de croissance. Bernstein pense qu’au cœur du problème, il pourrait y avoir l’énorme contribution de la Chine à l’excès de capacité mondiale, qui neutralise les gains de productivité. (...)

Noah Smith pense que les tarifs douaniers ne sont généralement pas une bonne façon de promouvoir l’industrie domestique. Ils encouragent les producteurs américains à se focaliser sur le marché captif local au lieu de trouver des façons de faire face à la concurrence rude et agité qui s’exerce au niveau mondial. Si les consommateurs américains sont forcés de n’utiliser que les produits domestiques, l’acier et l’aluminium américains risquent de finir par apparaître comme des produits de mauvaise qualité. Et si les métaux sont plus chers, cela risque non pas d’aider mais d’endommager l’industrie. Les défenseurs des tarifs douaniers affirment que l’acier et l’aluminium sont importants pour la défense nationale, mais les constructeurs de navires militaires vont devoir payer des métaux plus chers, notamment les fabricants de tanks, d’avions, d’armes et d’autres équipements cruciaux de défense. Les tarifs douaniers ne vont pas non plus ramener de bons emplois dans les usines d’acier et d’aluminium : depuis 1990, la production de métaux aux Etats-Unis est restée assez constante, mais le nombre de personnes employées dans ce secteur a régulièrement chuté, sous l’effet du progrès technique. Donc Smith pense que les Etats-Unis se sont infligé une sévère blessure en adoptant des tarifs douaniers sur les métaux.

Jeffrey Sachs affirme que cela pourrait être le premier coup tiré dans une guerre commerciale insensée et destructive. Qu’importe ce que les producteurs américains d’acier gagneront d’une guerre commerciale, ce gain sera moindre que les pertes que connaîtront les utilisateurs d’acier et les consommateurs, notamment en raison des coûts sociaux associés à la protection d’emplois non compétitifs. Mais l’essoufflement du marché boursier reflète la possibilité de quelque chose de plus désastreux : le glissement vers une guerre commerciale mondiale dans laquelle tous les pays, notamment les Etats-Unis, seraient perdants. L’économie mondiale a déjà connu un tel scénario par le passé : les guerres commerciales du début des années trente contribuèrent à déclencher, puis aggraver et prolonger la Grande Dépression. Sachs croit que les mesures de Trump reposent sur trois erreurs. Premièrement, Trump pense que les Etats-Unis génèrent des déficits commerciaux avec des pays comme la Chine et l’Allemagne parce que les Etats-Unis se font flouer d’une façon ou d’une autre par ceux-ci. La vraie raison est que les Etats-Unis épargnent trop peu et consomment de trop. Deuxièmement, Trump pense que les barrières commerciales vont protéger les Etats-Unis, mais même si ces mesures peuvent temporairement protéger l’acier américain, elles ne vont pas protéger la société américaine. Troisièmement, Trump croit que les barrières commerciales américaines vont faire ployer la Chine et renforcer la domination économique et militaire des Etats-Unis, mais la Chine et l’Europe vont sûrement riposter.

Martin Wolf écrit dans le Financial Times que ces tarifs douaniers ne sont pas importants en soi, mais que le motif avancé pour les justifier, leur niveau et leur durée, la volonté de cibler les alliés proches et la déclaration du Président selon laquelle « les guerres commerciales sont bonnes et faciles à gagner » présagent un surcroît de protectionnisme. Cette action est susceptible de marquer le début de la fin de l’ordre commercial multilatéral fondé sur les règles que les Etats-Unis avaient eux-mêmes instauré. Un point crucial est que cette action ne vise pas la Chine, qui représente moins de 1 % des importations américaines d’acier. Ses victimes sont des amis et alliés : le Brésil, le Canada, l’Union européenne, le Japon et la Corée du Sud. Ce n’est pas non plus une mesure prise contre une certaine forme de commerce déloyal. C’est une politique purement protectionniste visant à sauver les vieilles industries. Pourtant, même en ce sens, la justification est bien fragile : la production américaine d’acier et d’aluminium stagne depuis plusieurs années. Si cette action fait réellement sens à Trump, qu’est-ce qui ne le fait pas ?

Brad DeLong pense qu’au final les consommateurs américains paieront pour les tarifs douaniers. De telles mesures protectionnistes vont affecter chaque secteur de l’industrie américaine d’une façon ou d’une autre et les industriels qui utilisent l’acier et l’aluminium comme intrants vont certainement répercuter sur leurs prix de vente une partie du surcroît de coûts qu’elles subiront. Donc, Trump a essentiellement proposé une nouvelle taxe sur les résidents américains, en l’occurrence les consommateurs et les industries exportatrices, et ce fardeau sera en grande partie supporté par ses propres partisans au cœur des Etats-Unis et dans la Rust Belt.

Dani Rodrik estime que plusieurs commentateurs ont réagi de façon excessive à la possibilité de tarifs douaniers en prédisant une "guerre commerciale", voire pire, mais la réalité est que les mesures commerciales de Trump, du moins celles qu’il a adoptées jusqu’à présent, ne représentent pas grand-chose. En l’occurrence, elles ne pèsent pas lourd, que ce soit en termes d’échelle et d’ampleur, par rapport aux mesures adoptées par l’administration de Ronald Reagan dans les années quatre-vingt. Les politiques de Trump violent l’esprit, si ce n’est la lettre, des accords commerciaux d’aujourd’hui, les restrictions commerciales de Reagan ont exploité les lacunes des accords alors en vigueur. Même si leur impact global reste limité, les restrictions commerciales de Trump ont une teneur plus unilatérale, directe. Une autre différence avec les mesures adoptées sous Reagan, c’est que nous vivons une étape plus avancée de la mondialisation que les problèmes qui l’ont accompagnée sont plus grands et que les forces du nationalisme et du nativisme sont probablement plus puissantes aujourd’hui qu’à toute autre époque depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Alors que les politiques de Trump visent prétendument à restaurer de l’équité dans le commerce mondial, elles exacerbent ces problèmes plutôt qu’elles ne les améliorent. Un tel protectionnisme est un artifice, pas un programme sérieux pour la réforme commerciale. »

Silvia Merler, « Are we steel friends? », in Bruegel (blog), 12 mars 2018. Traduit par Martin Anota