« La dernière (et, jusqu’à présent, la plus sérieuse) vague de sanctions américaines vis-à-vis de la Russie a montré très clairement deux choses ; aucune d’entre elles n’a été vraiment discutée par les commentateurs jusqu’à présent. La première est l’extraordinaire pouvoir de l’Etat moderne. La seconde est que, lorsque les Etats puissants imposent des sanctions qui limitent l’accès aux marchés, à la technologie et au capital, la seule option restante s’avère être l’autarcie.

Je vais discuter de chacun de ces deux points tour à tour.

Malgré tout ce que l’on a pu entendre à propos de l’effritement du pouvoir de l’Etat et l’accroissement du pouvoir des grandes entreprises très mobiles ("foot-loose"), ce que les sanctions montrent est que l’Etat demeure toujours l’acteur le plus puissant dans le capitalisme mondial contemporain. Apple ou Amazon ne peuvent pas imposer des sanctions et détruire Rusal. Actuellement, aucune entreprise au monde (même celles qui sont les principales clientes de Rusal) ne peuvent la détruire. Mais un Etat le peut. Poutine a montré le pouvoir de l’Etat russe, à un moment où il semblait faible et insignifiant, quand il emprisonna du jour au lemdemain Khodorkovsky, l’homme le plus riche de Russie, et le dépouilla de Yukos. Trump, ou plutôt le Trésor américain, montre le pouvoir de l’Etat américain en détruisant du jour au lendemain le plus large producteur d’aluminium au monde.

La seconde leçon est, dans une large mesure, pour la Russie une répétition des années vingt. On entend souvent aujourd'hui (de façon erronée) que l’URSS a choisi une politique d’autarcie économique. Au contraire, la Russie a passé la décennie des années vingt (dès la fin du communisme de guerre et des interventions étrangères) à la poursuite de capitaux étrangers qui lui auraient permis de reconstituer son industrie détruite et (elle l’espérait) de rattraper ainsi l’Occident. Mais ces capitaux ne sont jamais venus Les puissances occidentales refusèrent de reconnaître le gouvernement soviétique et, puisque les Soviets répudièrent la dette de la Russie tsariste, ils perdirent l’accès aux marchés des capitaux à cause du défaut de paiement et de raisons idéologiques.

Cela eut pour conséquence que le développement soviétique ne pouvait être entrepris qu’en s’appuyant seulement sur l’accumulation et la technologie domestiques. Comme on le sait, les implications ont tout d’abord été saisies par Trotski et Preobrajenski : cela passait par une planification totale de l’économie et l’extraction du surplus du seul segment de la population qui pouvait le générer : la paysannerie soviétique. L’industrialisation soviétique prit donc place dans "le sang et les larmes" des paysans soviétiques (essentiellement ukrainiens). Cette politique, qui incluait par définition la collectivisation, a commencé avec le premier plan quinquennal de 1928, conduit par Staline avec la brutalité qui lui est si caractéristique.

Ce que montrent les sanctions actuelles et celles qui pourraient venir (comme par exemple sur Gazprom), c’est que la Russie se retrouve maintenant au même carrefour que celui auquel elle se situait au début des années vingt. Son accès aux marchés, à la technologie et au capital de l’Occident a été restreint. Il est vrai qu’il y a de nos jours d’autres sources pour ces trois ressources, notamment en Chine. Mais l’ampleur des sanctions est telle que les acteurs chinois, s’ils cherchaient eux-mêmes à faire affaire ou à recueillir des fonds aux Etats-Unis, éviteront aussi de faire des affaires avec les entités russes. Donc l’industrie russe ne pourra croître, si elle le peut, qu’en utilisant les seules ressources domestiques qui, en comparaison avec ressources mondiales, sont faibles et inadéquates (dans la mesure où le rôle économique et démographique de la Russie relativement au monde a décliné). L’autarcie est donc programmée.

On peut alors se demander si un tel choix économique va aussi impliquer des politiques domestiques dictatoriales, comme ce fut le cas dans les années vingt. C’est assez probable parce que les développements autarciques sont difficiles à mettre en œuvre s’il n’y a pas de pression politique correspondante. En outre, il se pourrait certainement que ceux qui sont affectés par les sanctions et tous ceux qui ont besoin d’accéder aux marchés mondiaux tentent d’inverser les politiques qui ont mené aux sanctions. De telles tentatives feront d’eux des ennemis politiques directs pour le gouvernement actuel. La logique de la répression politique devient alors incontournable.

Il serait cependant erroné de croire que l’impasse courante dans laquelle la Russie se trouve peut être surmontée via des politiques différentes. Cela aurait pu être possible il y a quelques années, mais plus maintenant. Les raisons listées dans l’imposition de sanctions qui couvrent tout ce qui va de l’annexion de la Crimée aux fake news sont si étendues qu’aucun gouvernement post-Poutine imaginable ne peut toutes les accepter. Elles ne peuvent être acceptées que par un pays totalement défait. En outre, les sanctions américaines sont, on le sait, difficiles à renverser. Les sanctions américaines à l’encontre de l’Union soviétique débutèrent en 1948 et n’ont pratiquement jamais été interrompues. L’amendement Jackson-Vanik qui lia le commerce à la libération de l’émigration juive était officiellement en vigueur de 1974 à 2012, c’est-à-dire un quart de siècle supplémentaire après la disparition de l’ultime raison qui le justifiait. Et il ne fut aboli que pour être remplacé par un autre ensemble de sanctions contenu dans le Magnitsky Act. Les sanctions contre l’Iran ont été en vigueur pendant presque 40 ans, malgré les récentes discussions autour de leur relâchement. Les sanctions à l’encontre de Cuba ont duré pendant plus d’un demi-siècle (et plusieurs demeurent).

Poutine a donc, via une série de succès tactiques, amené la Russie à une défaite stratégique totale de laquelle ni lui, ni les gouvernements qui lui succéderont, ne seront capables d’extraire le pays. Il n’y a en outre aucune idéologie, aucun nationalisme extrême, sur lequel le système autarcique peut se construire. Dans les années vingt, les Bolchéviks avaient une idéologie qui les amena en définitive à accepter l’autarcie et à se débrouiller avec elle. Une telle idéologie n’existe pas dans la Russie capitaliste d’aujourd’hui. Pourtant, le débat autour de l’industrialisation des années vingt peut devenir à nouveau une littérature indispensable pour l’élaboration de la politique économique. »

Branko Milanovic, « When autarky becomes the only solution », in globalinequality (blog), 13 avril 2018. Traduit par Martin Anota