« … ou peut-être au Moyen-âge, mais certainement à une date postérieure aux années vingt. Keynes a conseillé d’utiliser l’expansion budgétaire dans ce qu’il appelait une trappe à liquidité dans les années trente. Aujourd’hui, nous utilisons une terminologie différente et parlons de la nécessité de recourir à une expansion budgétaire quand les taux d’intérêt nominaux sont contraints par leur borine inférieure zéro (zero lower bound) ou borne inférieure effective (effective lower bound). (J’ai une légère préférence pour la deuxième expression, dans la mesure où c’est aux banques centrales de décider à quel point réduire davantage les taux d’intérêt nominaux serait risqué ou contre-productif.) La logique est la même aujourd’hui que dans les années trente. Quand la politique monétaire perd son instrument fiable et efficace pour gérer l’économie, vous devez utiliser parmi les instruments restants celui qui est le plus fiable et efficace, en l’occurrence la politique budgétaire.

La zone euro dans son ensemble est actuellement à la borne inférieure effective. Les taux sont à zéro et la BCE crée de la monnaie pour des achats d’actifs à grande échelle : un instrument de politique monétaire dont l’impact est bien plus incertain que les variations de taux d’intérêt ou les changements de politique budgétaire (mais certainement mieux que rien). Si la politique monétaire est dans un cadre de stimulation maximal, c’est parce que l’inflation sous-jacente de la zone euro semble collée à 1 %, voire plus bas. C’est un moment clairement approprié pour que la politique budgétaire lui prête main forte avec une certaine relance budgétaire.

Pourtant le but du nouveau ministre des Finances allemand, appartenant aux sociaux-démocrates de gauche, est d’atteindre un excédent budgétaire de 1 %. Pour atteindre cet objectif, il a prévu de réduire l’investissement public en le faisant passer de 37,9 milliards d’euros l’année à venir à 33,5 milliards d’euros en 2020. Pourtant, les infrastructures allemandes, autrefois de renommée mondiale, sont en pleine déchéance. La connectivité à large bande pourrait être grandement améliorée.

Il y a de nombreux arguments en faveur d’un assouplissement de la politique budgétaire allemande. L’Allemagne a actuellement un excédent de compte courant avoisinant les 8 % du PIB. Il y a plusieurs raisons structurelles expliquant pourquoi l’on pourrait s’attendre à un certain excédent courant en Allemagne, mais le FMI estime que ces facteurs structurels expliquent moins de la moitié de l’excédent courant que nous observons. Il estime qu’un tiers de l’excès d’excédent résulte d’une politique budgétaire excessivement restrictive. Comme Guntram Wolff le souligne, la principale contrepartie de l’excédent est l’épargne du secteur des entreprises. Peut-être qu’un surcroît d’investissement public encouragerait l’investissement privé.

Mais ce n’est pas un autre article à propos de la façon par laquelle l’Allemagne a besoin d’embrasser la relance pour aider le reste de la zone euro. Le problème, comme le souligne Matthew Klein, est que l’ensemble de la zone euro fait de même. Dans la zone euro dans son ensemble, la position budgétaire est aussi restrictive que lors du boom d’avant-crise. Le chômage dans la zone euro est toujours trop élevé. Si la politique budgétaire est trop restrictive, c’est parce que les meneurs clés de la zone euro pensent que c’est la bonne chose à faire. "Le bon déficit, c’est zéro" a dit le ministre des Finances français. Il poursuit : "Vu que la France ne traverse pas une période de crise économique, nous devons avoir un budget à l'équilibre afin de pouvoir se permettre d'être en déficit quand les temps seront plus durs". Vous pouvez entendre la même chose en Allemagne : l’économie est en expansion, donc nous devons avoir des excédents budgétaires.

Une économie en expansion n’est pas une économie qui croît rapidement, mais une économie où le niveau de production et d’emploi est supérieur au niveau compatible avec le maintien d’une inflation à sa cible. Les mesures de l’écart de production (output gap) ne sont que des estimations de ce niveau : l’inflation sous-jacente est le guide ultime. L’inflation sous-jacente est bien inférieure à la cible aujourd’hui, ce qui explique pourquoi les taux d’intérêt sont à leur borne inférieure effective. C’est pourquoi les actions et les propos de la plupart des ministères des Finances européens (et britanniques) sont tout simplement faux.

Vous pourriez penser que provoquer une seconde récession après celle qui suivit la crise financière mondiale aurait rappelé aux ministres des Finances européens d’appendre un peu de macroéconomie. (Oui, je sais que le relèvement des taux de la BCE en 2011 n’a pas aidé, mais je pense que la plupart des modèles macroéconomiques vous diront que la contraction budgétaire collective est à l’origine de l’essentiel des dommages.) (…)

Ce n’est pas un désaccord entre la gauche et la droite comme c’est le cas au Royaume-Uni, mais un problème avec le consensus en Europe en matière de politique économique. Je pense que ce à quoi nous assistons est une combinaison explosive de deux forces : d’une part, l’obsession allemande pour l’équilibre du Budget qui trouve ses racines dans l’idéologie ordolibérale-néolibérale qui est aujourd’hui dominante et, d’autre pat, les fameux "hommes pratiques" de Keynes, des conseillers qui ont appris l’économie à une époque de Grande Modération où le principal problème économique que nous avions était un biais déficitaire relativement bénin. En retard d’une guerre et tout ça. »

Simon Wren-Lewis, « Fiscal policy remains in the stone age », in Mainly Macro (blog), 10 mai 2018. Traduit par Martin Anota



Politique monétaire et politique budgétaire dans la zone euro


« Simon Wren-Lewis vient de décrire avec tant de désespoir l’état de la politique budgétaire en zone euro ; les pays du cœur nordique comme l’Allemagne, la France et les Pays-Bas poursuivant des équilibres ou excédents budgétaires à un moment où les taux d’intérêt de la BCE sont à la borne inférieure effective et où l’inflation sous-jacente est obstinément bien inférieure à sa cible de 2 %. Je suis entièrement d’accord avec ce qu’il écrit dans son billet ; j’aimerais rajouter quelques petites choses.

Une politique budgétaire restrictive ne serait pas un problème si la politique monétaire non conventionnelle (consistant à acheter des titres de l’Etat et du secteur privé dans le cas de la BCE) était un parfait substitut à la politique budgétaire contracyclique. Mais c’est une position minoritaire dans la communauté des économistes et des décideurs en matière de politique économique. Et les nordistes la trouvent détestable car ils y voient un premier pas vers la remise en cause de la séparation entre politiques monétaire et budgétaire.

La structure institutionnelle de la zone euro est l’héritage des leçons tirées de l’hyperinflation allemande des années vingt : il faut séparer un maximum la politique monétaire de la politique budgétaire, dans le cas où la politique budgétaire devient hors de contrôle et où le financement monétaire devient tentant ; et s’assurer que la politique budgétaire soit biaisée vers le côté conservateur pour empêcher qu’un tel risque soit possible. Ce que l’Allemagne (…) ont appris comme leçon de cet épisode s’est imposé au le reste de la zone euro comme une condition pour sa création. Ces institutions incarnent une leçon que mérite d’être apprise : nous nous portons beaucoup mieux si le risque d’hyperinflation est plus faible. Mais nous avons appris une autre leçon au cours des dix dernières années : nous avons appris que la probabilité de toucher la borne zéro est plus élevée que nous ne le pensions et cela signifie que le dispositif de délégation et d’assignation impliqué par la vieille institution est déficient.

Les politiciens du cœur nordique de la zone euro se comportent comme si les objectifs de politique monétaire délégués à la BCE étaient seulement le problème de la BCE, c’est-à-dire des objectifs qui ne sont poursuivis qu’avec la politique monétaire. Mais ce n’est pas le cas quand la politique conventionnelle est piégée à la borne inférieure effective et qu’elle a besoin d’assistance. Au vu de ce que nous savons maintenant, il est malavisé de déléguer inconditionnellement la stabilisation macroéconomique à la banque centrale et de rechercher inconditionnellement à générer un excédent budgétaire.

La crise financière a révélé une déficience dans le modèle de l’union monétaire que nous ne pensions pas importante auparavant.

Dans un pays où le gouvernement a la responsabilité ultime pour ses propres politiques monétaire et budgétaire, c’est en principe facile pour ce gouvernement de s’organiser de façon à ce que la politique budgétaire soit utilisée quand la politique monétaire manque de munition (…) Mais quand il y a plusieurs agents budgétaires, il n’y a pas de mécanisme pour coordonner la nouvelle politique budgétaire, en particulier pour encourager chaque Etat à s’inquiéter de la déficience de la politique monétaire ou de la persistance de l’inflation sous sa cible dans l’ensemble de la zone euro.

Le Pacte de Stabilité et de Croissance fut une tentative bancale (…) visant à coordonner contre une politique excessivement laxiste ; la crainte était que les gouvernements puissent mal se comporter en empruntant excessivement et qu’ils comptent d’une certaine façon sur la banque centrale commune et sur d’autres aspects implicites de l’union pour être renfloués si nécessaire. Mais il n’y a pas de tentative visant à obtenir une coordination pour le problème inverse, en l’occurrence le risque d’une politique excessivement restrictive. Ce n’est pas surprenant, dans la mesure où, avant la crise, on ne considérait pas que le risque de sous-stimulation soit très probable, au vu de l’histoire de la politique macroéconomique de la plupart des pays de la zone euro.

Le problème est aggravé dans la zone euro en gravant dans la pierre (en l’occurrence dans l’article 127 du Traité de Lisbonne) le mandat de la banque centrale. La BCE poursuit une "stabilité des prix" (en lien avec la Constitution allemande) et interprète elle-même ce que signifie cet objectif. Elle a décidé qu’il s’agissait d’une inflation "proche, mais inférieure, à 2 %". Si l’on répondait aux leçons que nous enseigne la crise financière comprendrait, cela impliquerait 1) de rendre (…) la politique budgétaire contracyclique plus agressive à la borne effective zéro ou 2) de relever la cible d’inflation (…). Au Royaume-Uni, le gouvernement a conservé le droit de définir et de redéfinir la cible pour la banque centrale. Dans la zone euro, seule la BCE a ce droit et son mandat proscrit effectivement tout relèvement de la cible d’inflation. Cet aspect de la zone euro n’était qu’un aspect, pas un problème ; mais désormais c’en est un.

L’union monétaire n’aurait pas été créée si les autorités allemandes pensaient qu’il était possible que les autres gouvernements puissent se liguer et relever la cible d’inflation. Graver la cible dans les traités de la zone euro (qui ont conféré bien d’autres bénéfices et avaient donc peu de chances d’être rejetés dans leur ensemble) apportait une garantie contre ce risque. Dans un vieux monde où la borne inférieure effective ne semblait être qu’une curiosité (même si le Japon y était confronté lorsque l’UEM se construisait), il ne semblait pas qu’il y ait de réels coûts à compliquer à ce point toute révision de la cible d’inflation. Maintenant, nous savons qu’il y en a. »

Tony Yates, « Eurozone monetary and fiscal policy », in longandvariable (blog), 11 mai 2018. Traduit par Martin Anota