« Le rôle changeant de la Chine dans l’économie chinoise a récemment été mis en lumière par l’occurrence de son premier déficit de compte courant en 17 ans. Nous passons en revue les analyses qu’offrent les économistes de son nouveau rôle et des défis qui lui sont associés.

(…) Timothy Taylor présente l’évolution trimestrielle du compte courant depuis les années quatre-vingt-dix. Le compte courant est la somme des exportations nettes des biens et services, des revenus du capital versés par le reste du monde moins ceux versés au reste du monde, et les paiements de transfert nets tels que l’aide étrangère. La Chine avait un déficit de compte courant de 282 milliards de dollars au premier trimestre de l’année 2018, le premier depuis 17 ans. Ce déficit est apparu au terme d’une baisse du solde courant sur trois ans et résulte de la réorientation de l’économie chinoise, qui nécessite notamment davantage d’importations de services. Il explique que cela affaiblit les arguments utilisés par l’actuelle guerre commerciale, bien qu’il note que le compte courant annuel puisse bien être positive en 2018 malgré les fluctuations saisonnières des exportations chinoises.

(…) Brad Setser offre une analyse plus détaillée et sceptique des données. Il affirme que le solde du compte courant chinois n’est pas mesuré avec précision et que, si l’on prédit un compte courant déficitaire pour l’année 2018, c’est en raison des prix élevés du pétrole, une matière première que la Chine importe en grandes quantités, et des fragiles changements méthodologiques dans la mesure des activités de tourisme. En outre, la tendance baissière du compte courant est en partie due à la relance budgétaire mise en œuvre par le gouvernement chinois depuis 2015. Dès que cette relance budgétaire cessera, le déficit du compte courant pourrait rapidement s’inverser. Finalement, Setser explique que l’excédent de la Chine pour les échanges de produits manufacturés reste l’un des plus élevés dans le monde et qu’il ne peut donc expliquer le récent déficit du compte courant.

Nicholas Hardy, du PIIE, a cherché à éclaircir les choses début avril en déconstruisant la récente performance de la Chine en termes de croissance. L’excédent commercial a en effet chuté d’environ un cinquième par rapport au premier trimestre 2017, mais cela s’explique par une plus forte demande d’importations, non par une chute des exportations. Plus fondamentalement, la forte croissance du PIB (6,8 % en 2018, selon les prévisions basées sur la performance au premier trimestre) est tirée par la consommation, qui devrait encore avoir de plus en plus d’importance si le revenu disponible des ménages continue d’augmenter plus rapidement que le PIB. En combinaison avec le fait que l’essentiel de la croissance du PIB est venu des services plutôt que de l’industrie, cela suggère que le déficit du compote courant est symptomatique des circonstances domestiques positives pour le nouveau rôle de la Chine et non un signe de faiblesse. (...)

Alors que Kent Harrington critique les "pratiques économiques prédatrices" de la Chine et que Martin Feldstein les qualifie de "déloyales", le professeur de Harvard Dani Rodrik les défend. Comme le système économique mondial a été façonné par les lobbies américains, la Chine a toutes les raisons de diverger des règles de l’OMC dans son propre intérêt. Cette politique peu orthodoxe, affirme-t-il, a davantage aidé que freiné la spectaculaire croissance de la Chine, poussé des millions de personnes hors de la pauvreté. Comme la Chine aujourd’hui, les Etats-Unis au dix-neuvième siècle avaient rattrapé la Grande-Bretagne en enfreignant sa propriété intellectuelle et en bafouant l’ordre mondial imposé par la puissance hégémonique. En faisant la balance entre le respect des règles mondiales et son développement, la Chine s’est taillé un nouveau rôle de la même façon que les Etats-Unis l’avaient fait par le passé.

Barry Eichengreen a adopté une vision plus large sur les implications du nouveau rôle de la Chine. Le renminbi a été de plus en plus utilisé au niveau international suite aux politiques de promotion menées par le gouvernement, défiant directement le dollar américain. La Chine est aussi la meneuse lorsque l’on observe les volumes échangés mondialement et les investissements financiers vers l’Asie du Sud et l’Afrique. Cela a permis à la nation chinoise d’acquérir une force militaire et d’autres actifs stratégiques à l’étranger et d’affirmer davantage son soft power. Surtout, ces succès économiques et politiques répétés ont amené les dirigeants à travers le monde à s’inspirer du pouvoir centralisé et des pratiques autoritaires de la Chine. Cependant, Barry Eichengreen doute de la soutenabilité des modèles autoritaires d’actions publiques, comme le manque de mécanismes de correction de cap les expose de façon inhérente aux crises. (...)

La Chine est devenue économiquement plus puissante et il y a des éléments qui suggèrent qu’elle a commencé à exercer ce pouvoir plus fermement à l’étranger. Certains aspects inquiètent les observateurs à travers le monde. Paul Krugman affirme que le gouvernement chinois a négocié un accord qu’il considère être comme un "pot de vin" pour assurer l’accès au marché américain à l’une des principales entreprises chinoises du secteur technologique. Le mois précédent, Bloomberg (..) a résumé deux stratégies chinoises qui sont plus problématiques pour les économies occidentales : la pression de la Chine visant à affirmer sa supériorité dans les technologies militaires et son mépris systématique des règles mondiales, qui sont les principales sources de plaintes parmi les entreprises américaines. De même, Michael Schuman, de Bloomberg, s’est montré pessimiste et a affirmé que même lorsqu’il semble opter pour la concession en ouvrant ses marchés, le gouvernement chinois s’est toujours assuré à ce que ses acteurs domestiques bénéficient davantage de la nouvelle situation. »

Nicolas Moës, « China’s new role in the global economy », in Bruegel (blog), 28 mai 2018. Traduit par Martin Anota