« "The biggest policy mistake of the last decade" est le titre d’un article de Ryan Cooper et l’erreur en question est bien sûr l’austérité. (C’est un article qui se focalise sur les Etats-Unis, si bien qu’il n’évoque pas le Brexit.) Cooper s’est penché sur les universitaires qui cherchèrent à convaincre de la nécessité de l’austérité et sur les raisons pour lesquelles leur analyse s’est ensuite révélée erronée. (…)

Voici le paragraphe par lequel il conclut son article : "Comme nous l’avons vu, les preuves empiriques en faveur de la position keynésienne sont écrasants. Et cela signifie qu’une décennie d’austérité stérile a durement nui à l’économie américaine, laissant celle-ci autour de 3.000 milliards de dollars en-deçà de sa trajectoire de croissance d’avant-crise. A travers une combinaison de mauvaise foi, de sophismes et de pure incompétence, les partisans de l’austérité ont directement créé le problème que leur programme était supposé éviter. Bon vent !"

Il y a beaucoup de choses que je pourrais dire à propos des détails de l’article, mais cette conclusion est essentiellement correcte et elle s’applique au moins autant au Royaume-Uni qu’aux pays de la zone euro. Avec les amples réductions d’impôts de Trump pour les riches financées en grande partie par l’emprunt, les Républicains ne peuvent plus dire à tout le monde, de façon crédible, que l’austérité est incontournable. A l’inverse, l’enthousiasme de la droite pour l’austérité reste fort en Europe.

En lisant cet article, je me suis rappelé les deux premières années que j’ai passées à rédiger ce blog, lorsque je rejoignis les blogueurs essentiellement américains, menés par Paul Krugman et Brad DeLong, qui s’opposèrent à l’idée d’austérité. Nous avons essayé de combattre les arguments universitaires en faveur de l’austérité et nous avons réussi. Comme l’article de Cooper le suggère, ce ne fut pas une tâche très difficile. Parfois, certains économistes de premier plan qui auraient dû en savoir plus commirent de simples erreurs telles que celles dont j’ai discutées ici. En d’autres occasions, comme dans le cas des prédictions selon lesquelles l’assouplissement quantitatif conduirait à une inflation massive et dont Cooper discute, les événements montrèrent rapidement que les keynésiens avaient raison. Il n’y avait que les études de la paire formée par Alesina et Ardagna ou du binôme formé par Reinhart et Rogoff qui laissaient planer un soupçon.

En ce qui concerne les keynésiens, ils avaient gagné la bataille intellectuelle fin 2012, peut-être même avant. En particulier, l’analyse influente de Paul De Grauwe expliquant pourquoi les pays de la zone euro ont connu une crise de la dette, en l’occurrence par l’absence d’un prêteur en dernier ressort pour les Etats, mit fin à la crédibilité universitaire des récits prophétisant "que nous allons tous devenir Grecs". L’adoption du programme OMT par la BCE en septembre 2012 et la fin de la crise de la dette souveraine en zone euro qui s’ensuivit donnèrent raison à De Grauwe. En 2013, Krugman avait écrit, à propos de l’austérité, que "ses prédictions se sont révélées absolument fausses ; les travaux universitaires sur lesquels elles se fondent n’ont pas seulement perdu leur statut d’œuvres canonisées, ils sont aussi l’objet de risée". Ce que nous ne savions pas de façon assurée par contre, c’était à quel point l’austérité aurait des dommages durables, comme le note Cooper.

J’aimerais ajouter deux points importants que n’évoque pas l’article de Cooper. Le premier est que, la majorité des économistes avaient beau être en 2013 convaincus que l’austérité constituait une erreur (…), les journalistes d’économie dans les médias non partisans ne le reconnaissaient pas, parce que les politiciens continuaient de mettre en œuvre cette politique. Voici ce que disait Robert Peston en 2015 : "Avant de me faire attaquer (comme toujours) par la frange des économistes keynésiens qui adorent Krugman pour avoir ne serait-ce qu’évoqué le raisonnement de George Osborne, je précise que je ne dis pas que la quête d’une réduction rapide du déficit a un moindre impact négatif sur le revenu national et les niveaux de vie que la consolidation budgétaire plus lente qu’ils proposent. Je dis simplement qu’il y a un débat ici (bien que Krugman, Wren-Lewis et Portes soient convaincus qu’ils ont gagné ce match et adoptent la vue quelque peu condescendante que les électeurs pensant différemment sont des agneaux ignorants que trompent des médias malins ou aveuglés)." Nous savons maintenant que les électeurs ont en effet été égarés par des médias malins ou aveuglés ou du moins par des médias qui n’ont pas eu le courage de faire part des débats universitaires.

Le second point est que ce débat universitaire a eu un impact nul sur les politiciens. En ce sens, l’article de Cooper est une préoccupation purement académique. L’austérité n’a pas commencé parce que les politiciens avaient choisi les mauvais macroéconomistes universitaires comme conseillers et le fait que les keynésiens gagnèrent le débat n’a eu par conséquent aucun impact sur ce qu’ils firent. Le débat universitaire était en ce sens un spectacle secondaire. Je pense que plusieurs universitaires keynésiens le comprirent : ce fut un combat que nous avons gagné, mais nous avions conscience que cela ne changerait rien. J’ai écrit en 2012 que si tous les universitaires étaient unis, nous pourrions avoir un impact sur l’opinion publique, mais cette illusion n’a pas duré très longtemps et le Brexit montra qu’il ne s’agissait qu’une illusion.

Je pense que ce manque d’influence que les économistes universitaires peuvent avoir n’est pas bien saisie. (…) Les économistes peuvent être influents, mais seulement si les politiciens veulent les écouter ou si les médias sont préparés à les confronter au savoir universitaire. Par exemple, les politiciens n’ont pratiquement rien fait pour s’assurer qu’il n’y ait pas d’autre crise financière, mais ce n’est pas parce que les économistes ne leur ont pas dit de le faire, ni ne leur ont pas expliqué comment le faire. C’est parce que les politiciens ne le voulaient pas.

Si les économistes comme Alesina ou Rogoff ont autant été mis en avant dans les premières discussions autour de l’austérité, ce n’est pas parce qu’ils étaient influents, mais parce qu’ils se révélèrent utiles pour fournir une certaine crédibilité à la politique que les politiciens de droite voulaient poursuivre. L’influence de leurs travaux n’a pas duré longtemps parmi les universitaires, qui rejettent maintenant largement l’idée qu’il existe une austérité expansionniste ou un point critique pour la dette. A l’inverse, les dommages occasionnés par l’austérité ne semblent pas avoir fait de mal aux politiciens qui l’ont promue, en partie parce que la plupart des médias continuent de suggérer que ces politiciens ont peut-être raison, mais aussi parce qu’ils sont toujours au pouvoir. »

Simon Wren-Lewis, « The biggest economic policy mistake of the last decade, and it had nothing to do with academic economists », in Mainly Macro (blog), 21 août 2018. Traduit par Martin Anota



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