« "Plus de six millions de travailleurs s’inquiètent à l’idée que leur emploi soit remplacé par des machines au cours de la prochaine décennie" dit The Guardian. Cela accentue un vieux paradoxe : tout particulièrement au Royaume-Uni, on discute bien plus de l’économie des robots qu’on ne la voit.

Ce que je veux dire par là, c’est qu’au cours des dernières années le Royaume-Uni a connu l’exact opposé. L’emploi s’est accru alors que les dépenses d’investissement ont été atones. L’ONS dit que "la croissance annuelle de la formation brute de capital fixe a régulièrement ralenti depuis 2014". Et l’OCDE rapporte que le Royaume-Uni a fait l’un des usages les plus réduits des robots industriels dans le monde occidental.

GRAPHIQUE Taux de croissance de l'emploi et du stock de capital au Royaume-Uni (en %, annualisés sur cinq ans)

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Mon graphique, pris de la Banque d’Angleterre et de l’ONS, replace cela dans son contexte historique. Il montre que l’écart entre la croissance du stock de capital hors logements et la croissance de l’emploi a été plus faible au cours des dernières années qu’à tout autre moment depuis 1945. C’était lors des années soixante et soixante-dix qu’il fallait s’inquiéter à l’idée que les machines prennent l’emploi des gens, pas aujourd’hui.

Bien sûr, nous ne devons pas rechercher des chiffres précis ici : mesurer le stock de capital est une mission impossible. Mais ces données sont cohérentes avec d’autres faits. Les ménages épargnent moins qu’ils avaient l’habitude d’épargner, ce qui n’est pas ce que vous vous attendriez à voir s’ils craignaient de perdre leurs emplois. Les entreprises continuent d’accumuler rapidement de la liquidité et d’emprunter peu, et bien sûr les taux d’intérêt réels sont faibles. Et cela est cohérent avec la faible croissance du capital.

Si nous regardons seulement les données macroéconomiques, nous devrions craindre que les gens prennent les emplois des robots, pas l’inverse. Donc pourquoi l’investissement est-il si faible (un fait qui date bien avant l’incertitude entourant le Brexit) ? Il y a des milliers d’entreprises qui n’investissent pas dans la nouvelle technologie et par conséquent des milliers d’explications potentielles. En voici quelques unes :

  • Il y a, comme Bloom et Van Reenen le disent, "une longue queue d’entreprises extrêmement mal gérées", qui manquent de confiance ou de compétences pour investir dans les nouvelles technologies.

  • La récession de 2008 a laissé des cicatrices sur les esprits animaux ; elle a alimenté la crainte de futures récessions et ainsi déprimé l’investissement.

  • L’austérité budgétaire a déprimé la demande globale et donc les incitations à investir. Et en réduisant les salaires réels, elle a réduit les incitations des entreprises à investir dans les technologies permettant d’économiser en main-d’œuvre : à l’inverse, la hausse des salaires réels explique pourquoi l’investissement avait connu un boom dans les années soixante.

  • Les discours à propos de l’âge des robots peuvent être autodestructeurs, dans la mesure où il alimente les craintes d’une concurrence accrue à l'avenir : pourquoi dépenseriez-vous 10 millions d’euros sur les robots si vous savez qu'un rival vous évincera en dépensant 5 millions sur de meilleurs robots d’ici quelques mois ? Peut-être que les entreprises ont saisi le constat de Nordhaus : l’innovation ne paye pas très bien, sauf pour une poignée d’entreprises. (Hendrik Bessembinder a estimé que 4 % des entreprises expliquent la hausse nette sur les marchés boursiers américains depuis 1926).


Qu’importe la raison derrière la faiblesse de l’investissement, nous avons un véritable paradoxe ici : alors que beaucoup parlent d’une économie de robots, il y a peu de preuves empiriques de celle-ci dans les données ou sur le terrain. Il peut, par conséquent, y avoir une inadéquation entre le vaste potentiel productif que la technologie peut nous offrir d’un côté et la pauvre performance du capitalisme d’aujourd’hui de l’autre.

Marx a écrit qu’"à un certain stade de développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants… De formes de développement des forces productives, ces rapports sont devenus pour elles des entraves".

L’une des questions négligées à notre époque est la suivante : se pourrait-il que nous ayons désormais atteint cette étape ? »

Chris Dillow, « The robot paradox », in Stumbling & Mumbling (blog), 6 août 2018. Traduit par Martin Anota