« Dix ans après la faillite qui a ébranlé l’économie mondiale, nous passons en revue ce que les économistes pensent des leçons qui ont été tirées de la crise financière mondiale.

Adam Tooze a écrit un nouveau livre, épais de 700 pages, sur l’histoire financière et économique de la dernière décennie judicieusement appelé Crashed. Le livre porte sur quatre grands thèmes : la réponse adoptée immédiatement suite à la crise, la crise de la zone euro, la généralisation de l’austérité budgétaire dans les pays développés après 2010 et enfin l’essor des mouvements populistes en Europe et aux Etats-Unis. Vous pouvez trouver une recension du livre dans The Economist et Tooze publie sur son blog de nombreux billets où il revient sur des thèmes qu’il aborde dans son livre.

Christine Lagarde nous dit sur le blog du FMI que l’anniversaire nous donne l’occasion d’évaluer la réponse apportée à la crise au cours de la dernière décennie. Lagarde dit que nous avons fait un long chemin, mais qu’il n’est pas encore terminé : le système est plus sûr, mais pas assez sûr ; et la croissance a rebondi, mais elle n’est pas assez partagée. Pour compliquer les choses, le paysage de l’économie politique a changé, avec un moindre engagement à la coopération internationale. Trop de banques, en particulier en Europe, restent fragiles et le capital bancaire doit probablement s’accroître davantage.

La culture, les valeurs et l’éthique n’ont pas beaucoup changé, dans la mesure où le secteur financier continue de donner la priorité au profit immédiat plutôt qu’à la prudence, au court-terme plutôt qu’à la soutenabilité. Dans ce contexte, Lagarde pense qu’une réforme clé pourrait consister à introduire davantage de commandement féminin en finance, pour deux raisons. D’une part, une plus grande diversité permet d’élargir la réflexion et d’éviter la pensée unique. D’autre part, cette diversité se traduira par davantage de prudence, avec moins de décisions imprudentes comme celles qui ont été à l’origine de la crise. S’il y avait eu davantage de Lehman Sisters et moins de Lehman Brothers, le monde aurait été bien différent aujourd’hui.

Martin Wolf dit que, depuis la crise, les politiques et décideurs de politique économique ont essayé de nous ramener vers le passé plutôt que vers un avenir différent. Pour être plus précis, ils ont essayé de revenir à un meilleur passé, de la même façon qu’ils avaient cherché à le faire en 1918. En 1918, ils voulaient principalement revenir à un meilleur passé en matière de relations internationales ; après la crise de 2008, ils ont voulu revenir à une meilleure version du passé en matière de réglementation financière. Dans les deux cas, il s’agissait de laisser le reste inchangé. Le principal objectif de la politique économique au lendemain de la crise était de procéder à un sauvetage : stabiliser le système financier et restaurer la demande globale. Un tel sauvetage consistait à utiliser les bilans publics pour contenir l’effondrement du système financier, à réduire les taux d’intérêt, à laisser les déficits budgétaires s’accroître à court terme tout en limitant l’expansion budgétaire discrétionnaire et à introduire de nouvelles réglementations financières complexes.

A la différence des années trente, cela empêcha l’effondrement de l’économie et permis une reprise (fragile). La crise financière marque un échec dévastateur du libre marché suite au creusement des inégalités dans plusieurs pays. Pourtant, contrairement à ce qui s’est passé dans les années soixante-dix, les décideurs de politique économique ont peu questionné les rôles respectifs des gouvernements et des marchés. Il est peu surprenant que les populistes soient si populaires, au vu de cette inertie, une inertie que Wolf explique davantage par la puissance de certains intérêts privés que par l’absence de nouvelles idées.

Harold James écrit que la crise financière de 2008 a nourri trois grands récits chez les responsables de la politique économique et les faiseurs d’opinion. Premièrement, après Lehman, l’Histoire mondiale de la spéculation financière, le livre que Charles Kindleberger publia en 1978 en s’appuyant sur les travaux de Hyman Minsky sur les cycles financiers, a connu un regain de popularité et il a été interprété comme une mise en garde contre "fondamentalisme du marché". Le deuxième récit considère que la chute de Lehman fait écho au krach de Wall Street de 1929 et à la Grande Dépression. Le troisième récit était que l’effondrement de Lehman augurait la fin du capitalisme américain. Aucun des deux premiers récits n’est vraiment correct. La crise ne fut pas un échec de marché, mais plutôt le produit d’institutions non marchandes opaques et dysfonctionnelles qui se sont perversement de plus en plus enchevêtrées. Elle a révélé le problème de la complexité et non des marchés en tant que tels.

Le troisième récit s’est révélé exact : la prédominance financière et politique des Etats-Unis s’est effritée. Elle se fondait sur la puissance économique et politique, mais elle dépendait aussi de quelque chose de plus fondamental : la croyance en la capacité des Etats-Unis à honorer ses promesses à long terme. La crise a ébranlé cette croyance, même si la puissance économique et politique des Etats-Unis n’a que légèrement diminué. La contagion la plus profonde était intellectuelle, pas financière. Le comportement financier ne s’opère pas dans le vide et le même genre d’esprit court-termiste et hyperactif qui a conduit à Lehman s’enracinait aussi à l’époque dans le reste de la société.

Howard Davies se demande si la crise financière a été utile. Il y a eu des changements significatifs : les plus grandes banques ont maintenant trois à quatre fois plus de capital et du capital de meilleure qualité, qu’elles n’en avaient en 2007 ; des tampons supplémentaires sont exigés des institutions systémiques ; la gestion du risque a été grandement renforcée ; et les pouvoirs d’intervention des régulateurs sont bien plus robustes. Le soutien politique en faveur d’un resserrement de la réglementation reste également fort, enfin, partout sauf aux Etats-Unis. Il y a un domaine, cependant, où peu de choses ont progressé : alors que la réglementation financière s’est matériellement renforcée depuis la crise de 2008, sa mise en œuvre reste entre les maints d’un patchwork d’agences nationales. La diversité structurelle des réformes d’après-crise qui en résultent ne contribue pas à assurer de la cohérence dans la mise en place de normes mondiales.

Philip Stephens écrit dans le Financial Times que l’héritage de la crise financière mondiale peut avoir été une ré-imagination de l’économie de marché. Mais le processus impulsé par l’effondrement de Lehman Brothers en septembre 2008 a produit deux grands perdants : la démocratie libérale et l’ouverture des frontières. Les coupables (qui incluent les banquiers, les banquiers centraux, les régulateurs, les politiciens et les économistes) se sont dédouanés de toute responsabilité et, malgré, les réformes réglementaires, la vie a repris son cours habituel à Wall Street et à la City de Londres. Le monde a certainement changé, mais pas d’une façon ordonnée, structurée qui aurait marqué une réforme intelligente.

Après une décennie de stagnation des revenus et d’austérité budgétaire, personne ne peut se dire surpris de voir que ceux qui ont été les plus affectés par les répercussions économiques du krach ont rejeté les élites en soutenant des populistes. Stephens pense que les historiens vont finir par décrire l’année 2008 comme l’instant où les nations les plus puissantes du monde ont renoncé à leur leadership international et où la mondialisation s’est inversée. Le reste du monde a naturellement tiré comme conclusion qu’il avait peu de choses à apprendre de l’Occident. Beaucoup pensaient à l’époque que l’effondrement du communisme présagerait d’une hégémonie permanente de démocraties ouvertes, libérales. En fait, ce qui va vraiment intriguer les historiens, c’est le fait que l’ancien régime ait été si complaisant (ou complice, plutôt) face à sa propre destruction. »

Silvia Merler, « Lehman Brothers: 10 Years After », in Bruegel (blog), 10 septembre 2018. Traduit par Martin Anota